Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/131

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de la porte ; son bas a été déchiré jusqu’à mi-jambe : heureusement la peau n’a été qu’effleurée. Il s’est vu forcé de rentrer pour changer. « Vous me devez une paire de bas, me disait-il pendant le temps que son valet de chambre lui en mettait une autre ; un honnête homme ne présente point de pareils dangers dans ses appartements. Vous êtes logé trop en marin ; il est vrai que ce n’est pas tout à fait votre faute. Je me croyais indifférent sur ce point ; mais, morbleu ! vous me surpassez. – Sire, disais-je, mon mérite n’est pas grand, on ne me laisse pas de choix. Je suis vraiment un cochon dans sa fange, je dois l’avouer ; mais, comme dit Votre Majesté, ce n’est pas tout à fait ma faute. »

Nous avons gagné le jardin à la faveur d’une éclaircie. L’Empereur revenait sur la conversation qu’il avait eu la veille, dans ce même endroit, avec le gouverneur en présence de l’amiral, et se reprochait de nouveau la violence de ses expressions. « Il eût été plus digne de moi, disait-il, plus beau, plus grand, d’exprimer toutes ces choses de sang-froid ; elles n’en eussent eu d’ailleurs que plus de force. » Il lui revenait surtout une qualification qu’il avait laissé échapper contre Hudson Lowe (scribe d’état-major) qui avait dû le choquer d’autant plus qu’elle rendait une vérité, et l’on sait qu’elle offense toujours. « Je l’ai bien éprouvé moi-même à l’île d’Elbe, continuait l’Empereur. Quand je me suis mis à parcourir les libelles les plus infâmes, ils ne me faisaient rien, mais rien du tout. Quand on m’apprenait ou que je lisais que j’avais étranglé, empoisonné, violé, que j’avais fait massacrer mes malades, que ma voiture avait roulé sur mes blessés, j’en riais de pitié. Combien de fois n’ai-je pas dit alors à Madame : Accourez, ma mère, voici le sauvage, l’homme tigre, le dévoreur du genre humain ; venez admirer le fruit de vos entrailles. Mais sitôt qu’on approchait un peu de la vérité, il n’en était plus de même ; je sentais le besoin de me défendre, j’accumulais les raisons pour me justifier, et encore n’était-ce jamais sans qu’il restât quelques traces d’une peine secrète. Mon cher, voilà l’homme ! »

De là l’Empereur est revenu sur sa protestation contre le traité du 2 août, qui nous avait été lue hier après dîner. J’ai osé lui demander si, mettant en avant la reconnaissance de son titre d’Empereur par les Anglais, lors de leurs négociations à Paris et à Chatillon, il n’avait pas oublié de mentionner celle qu’ils avaient dû faire au traité de Fontainebleau, et qui me paraissait omise. « C’est à dessein, a-t-il dit vivement ; je ne veux point de ce traité, je le renie ; je suis loin de m’en vanter,