Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/133

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L’Empereur s’est retiré vers les deux heures ; il m’a fait revenir à quelque temps de là dans son cabinet. « Je viens de lire le général Sarrazin, disait-il en posant le livre : c’est un fou, un écervelé ; il dit des bêtises. Après tout, cependant, il se laisse lire, il amuse ; il coupe, tranche, juge, et prononce sur les hommes et sur les choses. Il n’hésite point à donner maints conseils à Wellington, et dit qu’il eût dû faire quelques campagnes sous Kléber, etc. Il fait de Soult le premier général du monde. Kléber était sans doute un grand général ; mais dans Soult ce n’est pas précisément la partie la plus forte ; il est bien plus encore un excellent ordonnateur, un bon ministre de la guerre.

« Ce Sarrazin, a-t-il continué, a déserté du camp de Boulogne, portant tous mes secrets aux Anglais : cela pouvait avoir des suites fort graves. Sarrazin était général, son acte fut hideux, irrémissible. Mais pourtant regardez comme en révolution un homme peut être mauvais sujet, dévergondé, éhonté. Je l’ai trouvé à mon retour de l’île d’Elbe, il m’attendait de pied ferme ; il m’écrivait une longue lettre dans laquelle il pactisait avec moi. Les Anglais étaient des misérables, écrivait-il, il avait été longtemps au milieu d’eux, il en avait été maltraité, il connaissait leurs ressources, leurs moyens ; il allait m’être fort utile. Il savait que j’étais trop magnanime, trop grand pour me souvenir encore des torts qu’il avait pu avoir, etc. Je le fis arrêter ; et, comme il avait été déjà jugé et condamné, je suis encore à savoir pourquoi on ne l’a pas fusillé ; il faut qu’on n’en ait pas eu le temps, ou qu’il ait été oublié ; c’était un châtiment que réclamait la patrie : il ne saurait y avoir ni transaction ni indulgence pour le général qui a l’infamie de se prostituer à l’étranger. »

Le grand maréchal est arrivé ; l’Empereur, après avoir continué la conversation quelque temps, l’a emmené jouer aux échecs. Il souffrait beaucoup du mauvais temps.

Après dîner, il nous a lu le Tartufe ; mais il n’a pu l’achever, il se sentait trop fatigué : il a posé le livre, et après le juste tribut d’éloges donné à Molière, il a terminé d’une manière à laquelle nous ne nous attendions pas. « Certainement, a-t-il dit, l’ensemble du Tartufe est de main de maître ; c’est un des chefs-d’œuvre d’un homme inimitable ; toutefois cette pièce porte un tel caractère, que je ne suis nullement étonné que son apparition ait été l’objet de fortes négociations à Versailles et de beaucoup d’hésitation dans Louis XIV. Si j’ai le droit de m’étonner de quelque chose, c’est qu’il l’ait laissé jouer ; elle présente, à mon avis, la dévotion sous des couleurs si odieuses ;