Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/26

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une parole. Je sortis aussitôt avec le rire du mépris et de la colère, convaincu que je laissais là le plus effroyable jacobin ; et rien qu’une générosité naturelle et le respect de moi-même purent m’empêcher d’ameuter les camarades, qui eussent certainement tout renversé. Hélas ! pourtant, M. l’abbé y voyait plus loin que moi ! car trois semaines n’étaient pas écoulées que les républicains étaient dans Trèves, le pauvre abbé en fuite, et les cendres du bon oncle profanées par les infidèles.

« Du reste, à peine fûmes-nous en pleine opération, à peine eûmes-nous mis le pied sur le sol français, qu’il devint très aisé, sous peine de stupidité ou d’aveuglement, de comprendre enfin qu’il était possible, à toute rigueur, que nous nous fussions abusés. Nous nous trouvions au milieu des Prussiens, qui enchaînaient tous nos mouvements ; nous ne pouvions aller en avant, à droite ni à gauche sans leur permission, et ils ne l’accordaient jamais. Nos subsistances, toutes nos ressources dépendaient de leur unique volonté ; nous avions la honte de nous présenter en esclaves sur le sol où nous prétendions régner.

« Quant à nos compatriotes, au lieu de nous recevoir en libérateurs, comme nous n’en avions pas douté, ils ne nous témoignèrent que de l’éloignement et de la répugnance. Pour quelques seigneurs châtelains ou autres qui venaient nous joindre, la masse entière de la population fuyait à notre approche ; on nous considérait hostilement, avec l’œil du reproche et le silence morne de la réprobation. Elle semblait nous dire : « Ne frémissez-vous donc pas de souiller ainsi le sol de la patrie ! N’êtes-vous pas nés Français ! Le cœur ne vous dit-il donc rien sur cette terre natale ! Vous vous dites offensés ; mais quel tort, quelle injure donna jamais à un fils le droit ou le sentiment de venir déchirer sa mère !… On nous dit qu’autrefois un patricien fougueux, Coriolan, eut l’infamie de combattre sa patrie ; mais du moins à la fureur il joignait l’élévation ; il se présentait avec un bras victorieux, il imposait ses propres volontés ; il ne se traînait pas à la suite des barbares étrangers ; il les commandait, et encore se laissa-t-il attendrir. Seriez-vous incapables de ce sentiment, et ne redouteriez-vous pas nos malédictions, qui vous seraient perpétuées par nos enfants ? Et, dans ce cas encore, quels que soient vos succès, ils n’égaleront pas vos douleurs ! Vous prétendez venir gouverner, vous n’aurez amené que des maîtres ! etc., etc. »

« À Verdun ou à Estain, on nous logea dans la ville. Quelques camarades et moi nous eûmes pour lot une assez belle maison : elle n’avait plus que les murailles ; tous les meubles, tous les propriétaires avaient disparu, à l’exception de deux jeunes demoiselles très jolies, qui nous en mirent en possession. Cette circonstance nous semblait