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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/321

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sont voués à ma personne ; ces outrages, qu’on semble vouloir multiplier bien davantage encore, forment un spectacle que je ne dois ni ne peux supporter plus longtemps. Messieurs, il faut me quitter, vous éloigner ; je ne saurais vous voir vous soumettre aux restrictions qu’on veut vous imposer, et qu’on accroîtra demain. Je veux demeurer seul. Allez en Europe, vous y ferez connaître les odieuses menées dont on use envers moi ; vous direz m’avoir vu descendre vivant dans le tombeau. Je ne veux pas qu’aucun de vous signe cette déclaration telle qu’on vous l’impose, je vous le défends. Il ne sera pas dit qu’on se sera servi des mains qui sont à moi, des mains dont je dispose, pour me dégrader. Si l’on vous renvoie pour le refus d’une pure et sotte formalité, c’est qu’on vous renverrait demain pour un motif aussi léger, c’est qu’on est résolu de vous éloigner en détail. Eh bien ! je préfère vous voir éloigner en masse ; peut-être puis-je, dans ce sacrifice, entrevoir quelque résultat. » Et il nous a congédiés. Nous sommes sortis consternés.

Peu d’instants après, l’Empereur m’a fait appeler. Il se promenait dans la longueur de ses deux petites pièces. Sa voix était devenue douce, même caressante. Jamais je ne lui avais vu plus d’abandon. Je m’en sentais ému. « Eh bien ! mon cher, m’a-t-il dit, je vais donc me faire ermite ? – Eh ! Sire, ai-je répondu avec quelque attendrissement, ne l’êtes-vous pas déjà ? car de quelle utilité, de quelle ressource sommes-nous pour vous ? Nous n’avons ici que des vœux ; mais s’ils sont peu pour votre consolation, ils sont tout pour notre bonheur. Notre situation, en ce moment, est la plus affreuse qui se puisse concevoir, parce que, dans la question qui s’agite, et pour la première fois peut-être, nous ne nous trouvons plus du même côté que Votre Majesté ; elle nous parle raison, et nous n’obéissons qu’au sentiment. Il n’y a rien à répondre à votre raisonnement de tout à l’heure. Votre détermination vous ressemble tout à fait, elle n’étonnera personne ; mais l’exécution est au-dessus de nos forces. L’idée de vous laisser seul ici, de vous savoir seul dans la nature, dépasse en douleur toutes les bornes de notre imagination. – Voilà pourtant ma destinée, a répondu tranquillement l’Empereur, et je dois m’attendre à tout ; mais mon âme est de force à répondre à tout… Ils me feront mourir ici, c’est certain. – Sire, l’acte que vous commandez ne saurait entrer dans l’esprit d’aucun de nous. Aussi, pour moi, je parlerai jusqu’au bout, comme a fait Votre Majesté, je me défendrai sur ce point jusqu’à extinction ; mais j’agirais différemment. »