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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/364

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vu dans la communication si tardive des lettres confidentielles que vient de m’adresser sir Hudson Lowe, au moment même de son procès avec le docteur, qu’une espèce de délation intéressée que chacun qualifiera comme il l’entendra. Je n’en ai pas même accusé réception ; j’ai bien moins songé encore à m’en plaindre.

Mais puisque j’en suis à M. O’Méara et à son ouvrage, qu’il se trouve avoir tenu aussi un journal vers le même temps que moi, dans le même lieu et sur les mêmes sujets, je ferai observer que c’est assurément une circonstance bien heureuse pour l’authenticité des récits que le concours singulier de deux narrateurs qui, de position, de nation, d’opinion différentes, sans rapports entre eux, relatent des faits qu’ils ont puisés à la même source. Il devient curieux de les opposer l’un à l’autre. O’Méara est traduit chez nous, qu’on parcoure, qu’on compare les deux productions. Si l’on fait la part du génie des deux langues, des préjugés nationaux réciproques, de la différence de position des deux narrateurs, que présente la masse des deux récits ? une similitude parfaite ; car les légères différences sont même en quelque sorte la garantie de chacun, en ce qu’elles sont inévitables : où a-t-on jamais vu deux hommes écrivant ce dont ils ont été témoins ne pas différer ? Et que d’innocentes infidélités d’ailleurs n’avons-nous pas dû involontairement commettre en essayant de répéter de pures conversations prises au vol ! Toutefois je ne terminerai pas sans arrêter le lecteur sur une circonstance qui m’a frappé moi-même en lisant O’Méara, c’est que les conversations de Napoléon portent précisément avec elles le caractère de la position des deux personnes avec lesquelles il s’entretenait : tous les objets importants, chez O’Méara, sont beaucoup plus développés, plus suivis ; c’est que Napoléon parlait à quelqu’un à qui il croyait devoir apprendre ; chez moi, au contraire, ils sont presque toujours en sommaires ; c’est que l’Empereur s’exprimait alors devant celui qu’il supposait savoir. Au surplus, les récits du docteur ont eu un succès prodigieux en Angleterre, c’est que le sujet était riche, l’intention louable, le but moral ! en voilà assez pour faire fortune.

Pour moi, de mon côté, j’avance dans mon entreprise ; déjà j’en entrevois le terme, et je dois des actions de grâce pour le bon accueil aussi dont jusqu’ici je me vois accompagné. Je me suis cru un devoir et me suis voué à le remplir, non à demi, mais en conscience. Ayant à essayer de peindre l’homme des prodiges, non par mes faibles couleurs, mais à l’aide de ses propres paroles, de ses propres gestes, j’ai dû m’attacher surtout à demeurer minutieusement vrai, scrupuleuse-