Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/391

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L’Empereur a terminé par faire demander les plus anciens voyageurs. On lui a apporté le moine Rubruquis, l’Italien Marco-Polo : il les a parcourus, se plaignant qu’on y trouvât à peine quelque chose : ils n’avaient plus d’autre prix, disait-il, que leur vieillesse.

Au sortir du bain, il est venu dans sa chambre à coucher voir le grand lit envoyé de Londres pour lui, et qu’on venait d’y dresser. C’était une espèce de baldaquin supporté par quatre grosses colonnes, si hautes qu’il avait fallu rogner les pieds du lit pour qu’il trouvât sa hauteur dans la petite chambre à coucher de l’Empereur, qui en était remplie presque tout à fait : de plus il sentait fort mauvais. Le tout était si massif et pourtant si peu solide, qu’il donnait l’idée d’un château branlant. L’Empereur l’a appelé un véritable piège à rats, assurant qu’il ne s’exposerait pas à s’y faire prendre ; aussi a-t-il ordonné qu’on le débarrassât de suite de pareille ordure. On l’a donc démonté pour replacer le lit de campagne accoutumé. Ce dérangement et ces inconvénients l’ont fort contrarié.

Dans le jour j’ai eu l’occasion de causer longtemps avec un marin anglais fort enthousiaste de l’Empereur, qui m’a repayé de tout le bien que je lui en disais, par des traits qui m’ont d’autant plus surpris qu’ils m’étaient tout à fait inconnus ; ils n’en étaient pas moins vrais : le narrateur en tenait quelques-uns de sources incontestables, et avait été lui-même témoin ou acteur de quelques autres. Plus tard, ces traits ayant été mentionnés devant l’Empereur, il les a reconnus et avoués. Toutefois mon marin convenait qu’à son grand étonnement ces anecdotes avaient peu circulé en Angleterre, et que, de même que chez nous, ce qui eût pu honorer davantage Napoléon, et peindre le mieux son caractère, y demeurait perdu par cette fatalité que j’ai souvent mentionnée ; de même chez eux la calomnie et le mensonge y avaient constamment étouffé toute espèce de bien sous la masse du mal qu’ils forgeaient. Voici quelques-unes de ces anecdotes :

« On nous traitait parfaitement à Verdun, dépôt des prisonniers de guerre de notre nation, me disait mon narrateur ; nous y jouissions des mêmes avantages que les habitants. C’est une ville très agréable ; les provisions et le vin y sont à bas prix. Il nous était permis de nous promener à quelques milles hors de la ville sans être astreints à le

    aussitôt redemandé. Au moment de mon départ, le comte Bertrand m’ayant prié de le lui laisser pour l’instruction de ses enfants, il m’a dit depuis n’avoir pu en faire aucun usage. L’Empereur s’en était tout à fait emparé, et, lorsqu’il a désigné, dans ses derniers moments, pour son fils, un choix des livres de sa bibliothèque particulière, l’Atlas s’y est trouvé compris. Qu’on me pardonne de ne pouvoir résister à mentionner un tel suffrage.