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d’intermédiaire, et les empêcher d’en venir aux mains. » Il appelait cette grande lutte la guerre des champs contre les comptoirs, celle des créneaux contre les métiers.

« C’est pourtant, disait-il, pour n’avoir pas voulu reconnaître cette grande révolution dans la propriété, pour s’obstiner à fermer les yeux sur de telles vérités, qu’on fait tant de sottises aujourd’hui, et que l’on s’expose à tant de bouleversements. Le monde a éprouvé un grand déplacement, et il cherche à se rasseoir ; voilà, en deux mots, terminait-il, toute la clef de l’agitation universelle qui nous tourmente. On a désarrimé le vaisseau, transporté du lest de l’avant à l’arrière, et de là ces furieuses oscillations qui peuvent amener le naufrage à la première tempête, si l’on s’obstine à vouloir le manœuvrer comme de coutume, sans avoir obtenu un équilibre nouveau. »

Ce jour a été riche pour mon Journal. Outre les sujets déjà traités, il a été question de plusieurs autres encore. En parlant des Indes et de la compagnie anglaise, le nom de M. de Suffren a été mentionné.

L’Empereur n’en avait pas une exacte connaissance ; il savait confusément que cet officier avait rendu de grands services, et lui Napoléon avait, par ce seul sentiment, disait-il, accordé beaucoup à sa famille. Il m’a questionné à son sujet. Je ne l’avais pas connu, je ne pouvais que lui rendre les traditions du corps. Or, il était admis, lui disais-je, parmi nous dans la marine, que M. de Suffren était, depuis Louis XIV, le seul qui rappelât les grands marins de notre belle époque navale.

M. de Suffren avait du génie, de la création, beaucoup d’ardeur, une forte ambition, un caractère de fer ; c’était un de ces hommes que la nature a rendus propres à tout. J’ai entendu des gens très sensés et très forts dire que sa mort, en 1789, pouvait avoir été une calamité nationale ; qu’admis au Conseil du roi, dans la crise du moment, il eût été de taille à donner une autre issue aux affaires. M. de Suffren, très dur, très bizarre, extrêmement égoïste, mauvais coucheur, mauvais camarade, n’était aimé de personne, mais était apprécié, admiré de tous.

C’était un homme avec qui l’on ne pouvait pas vivre, et il était surtout fort difficile à commander, obéissait peu, critiquait tout, déclamant sans cesse sur l’inutilité de la tactique, par exemple, et se montrant au besoin le meilleur tacticien. Il en était de même de tout le reste, c’étaient l’inquiétude et la mauvaise humeur du génie et de l’ambition qui n’a pas ses coudées franches.

Parvenu au commandement de l’escadre de l’Inde, et conduit au roi pour prendre congé, un huissier faisait avec peine ouvrir la foule pour