Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/419

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Divers objets bien importants — Négociation d’Amiens ; début du Premier Consul en diplomatie — De l’agglomération des peuples de l’Europe — De la conquête de l’Espagne — Danger de la Russie — Bernadotte.


Lundi 11.

J’ai passé presque toute la journée avec l’Empereur dans sa chambre, je ne l’ai quitté que pour aller dîner.

Les conversations du jour ont été longues, pleines, et des plus intéressantes ; l’Empereur se trouvait fort causant, et ses paroles étaient riches, rapides. Il a parcouru une foule d’objets souvent fort étrangers, bien qu’ils, fussent amenés naturellement les uns par les autres. Ils étincelaient d’idées et de faits nouveaux pour moi ; malheureusement leur nombre et leur importance même m’en ont fait perdre une partie.

Parlant des éléments de la société, il disait : « La démocratie peut être furieuse ; mais elle a des entrailles, on l’émeut ; pour l’aristocratie, elle demeure toujours froide, elle ne pardonne jamais, etc., etc. »

Dans un autre moment, et à la suite d’antécédents, il a dit : « Toutes les institutions ici-bas ont deux faces : celle de leurs avantages et celle de leurs inconvénients ; on peut donc, par exemple, soutenir et combattre la république et la monarchie. Nul doute qu’on ne prouve facilement en théorie que toutes deux également sont bonnes et fort bonnes ; mais en application ce n’est plus aussi aisé. » Et il arrivait à dire que l’extrême frontière du gouvernement de plusieurs était l’anarchie ; l’extrême frontière du gouvernement d’un seul, le despotisme ; que le mieux serait indubitablement un juste milieu, s’il était donné à la sagesse humaine de savoir s’y tenir. Et il remarquait que ces vérités étaient devenues banales, sans amener aucun bénéfice ; qu’on avait écrit à cet égard des volumes jusqu’à satiété, et qu’on en écrirait grand nombre encore, sans s’en trouver beaucoup mieux, etc.

Plus tard, il lui est arrivé de dire encore : « Il n’y a point de despotisme absolu, il n’en est que de relatif ; un homme ne saurait impunément en absorber un autre. Si un sultan fait couper des têtes à son caprice, il perd facilement aussi la sienne, et de la même façon. Il faut que l’excès se déverse toujours de côté ou d’autre ; ce que l’Océan envahit dans une partie, il le perd ailleurs ; et puis il est des mœurs, certains usages contre lesquels vient se briser toute puissance. Moi, en Égypte, conquérant, dominateur, maître absolu, exerçant les lois sur la population par de simples ordres du jour, je n’aurais pas osé faire fouiller les maisons, et il eut été hors de mon pouvoir d’empêcher les habitants de parler librement dans les cafés. Ils étaient plus libres, plus parleurs, plus indépendants qu’à Paris : s’ils se soumettaient à