Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi l’on compte en Europe, bien qu’épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d’Espagnols, quinze millions d’Italiens, trente millions d’Allemands : j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire !

« Après cette simplification sommaire, observait-il, il eût été plus possible de se livrer à la chimère du beau idéal de la civilisation ; c’est dans cet état de choses qu’on eût trouvé plus de chances d’amener partout l’unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts. Alors peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, devenait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l’application du congrès américain, ou celle des amphictyons de la Grèce ; et quelle perspective alors de force, de grandeur, de jouissances, de prospérité ! Quel grand et magnifique spectacle !…

« L’agglomération des trente ou quarante millions de Français était faite et parfaite ; celle des quinze millions d’Espagnols l’était à peu près aussi ; car rien n’est plus commun que de convertir l’accident en principe : comme je n’ai point soumis les Espagnols, on raisonnera désormais comme s’ils eussent été insoumettables. Mais le fait est qu’ils ont été soumis, et qu’au moment même où ils m’ont échappé, les cortès de Cadix traitaient secrètement avec nous. Aussi ce n’est pas leur résistance ni les efforts des Anglais qui les ont délivrés, mais bien mes fautes et mes revers lointains ; celle surtout de m’être transporté avec toutes mes forces à mille lieues d’eux, et d’y avoir péri ; car personne ne saurait nier que si, lors de mon entrée dans ce pays, l’Autriche, en ne me déclarant pas la guerre, m’eût laissé quatre mois de séjour de plus en Espagne, tout y eût été terminé ; le gouvernement espagnol allait se consolider, les esprits se fussent calmés, les divers partis se seraient ralliés ; trois ou quatre ans eussent présenté chez eux une paix profonde, une prospérité brillante, une nation compacte, et j’aurais mérité d’eux ; je leur eusse épargné l’affreuse tyrannie qui les foule, les terribles agitations qui les attendent.

« Quant aux quinze millions d’Italiens, l’agglomération était déjà fort avancée : il ne fallait plus que vieillir, et chaque jour mûrissait chez eux l’unité de principes et de législation, celle de penser et de sentir, ce ciment assuré, infaillible, des agglomérations humaines. La réu-