Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/443

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foule, au contraire, n’enviera-t-elle pas mon sort ? Qui, au fait, obtint un tel bonheur, réunit des circonstances pareilles aux nôtres ?…


Nouvelles occupations de l’Empereur – Sur les grands capitaines, la guerre, etc., etc. – Ses idées sur diverses institutions pour le bien-être de la société – Avocats – Curés – Autres objets.


Jeudi 14.

L’Empereur, sur les six heures, m’a fait appeler dans sa chambre. Il venait de dicter, m’a-t-il dit, un fort beau chapitre sur les droits maritimes ; il me parlait d’autres plans d’ouvrages ; j’ai osé lui rappeler les quatorze paragraphes dont il avait déjà eu l’idée et que j’ai déjà mentionnés ailleurs. Il en a écouté le ressouvenir avec plaisir, et a assuré qu’il y viendrait certainement un jour.

Il s’est mis à lire et à corriger des notes précieuses qu’il avait dictées au grand maréchal sur la différence des guerres anciennes et modernes, sur l’administration des armées, leur composition, etc., etc. Puis s’étant mis à causer, et se lançant sur le sujet, entre autres choses il a dit : « Il n’est pas de grandes actions suivies qui soient l’œuvre du hasard et de la fortune ; elles dérivent toujours de la combinaison et du génie. Rarement on voit échouer les grands hommes dans leurs entreprises les plus périlleuses. Regardez Alexandre, César, Annibal, le grand Gustave et autres ; ils réussissent toujours. Est-ce parce qu’ils ont du bonheur qu’ils deviennent ainsi de grands hommes ! Non ; mais parce qu’étant de grands hommes, ils ont su maîtriser le bonheur. Quand on veut étudier les ressorts de leurs succès, on est tout étonné de voir qu’ils avaient tout fait pour l’obtenir.

« Alexandre, à peine au sortir de l’enfance, conquiert, avec une poignée de monde, une partie du globe ; mais fut-ce de sa part une simple irruption, une façon de déluge ? Non ; tout est calculé avec profondeur, exécuté avec audace, conduit avec sagesse. Alexandre se montre tout à la fois grand guerrier, grand politique, grand législateur ; malheureusement, quand il atteint le zénith de la gloire et du succès, la tête lui tourne ou le cœur se gâte. Il avait débuté avec l’âme de Trajan ; il finit avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale. » Et l’Empereur développait les campagnes d’Alexandre, et je voyais le sujet sous un jour tout nouveau.

Passant ensuite à César, il disait qu’au rebours d’Alexandre, il avait commencé sa carrière fort tard, et qu’ayant débuté par une jeunesse oisive et des plus vicieuses, il avait fini montrant l’âme la plus active,