Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/486

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Assurément, si j’eusse été instruit à temps de certaines particularités concernant les opinions et le naturel du prince, si surtout j’avais vu la lettre qu’il m’écrivit et qu’on (M. de Talleyrand) ne me remit, Dieu sait par quel motif, qu’après qu’il n’était plus, bien certainement j’eusse pardonné. » Et il nous était aisé de voir que le cœur et la nature seuls dictaient ces paroles de l’Empereur et seulement pour nous, car il se serait senti si humilié qu’on put croire un instant qu’il cherchait à se décharger sur autrui ou descendît à se justifier ; sa crainte à cet égard ou sa susceptibilité était telle qu’en parlant à des étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s’il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu’il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses derrières pensées, qu’il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu’il suppose bien être regardé comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c’était à refaire, il le ferait encore !  !  ![1] Tels étaient l’homme, la trempe de son âme, le tour de son caractère.

À présent, que ceux qui scrutent le cœur humain, qui se plaisent à visiter ses derniers replis pour en déduire des conséquences et en tirer des analogies, s’exercent à leur gré, je viens de leur livrer des documents prononcés et des données précieuses. En voici une dernière qui ne sera pas la moins remarquable.

Napoléon me disait un jour sur le même sujet : « Si je répandis la stupeur par ce triste évènement, de quel autre spectacle n’ai-je pas pu frapper le monde, et quel n’eût pas été le saisissement universel !…

« On m’a souvent offert, à 1.000.000 par tête, la vie de ceux que je remplaçais sur le trône ; on les voyait mes compétiteurs, on me supposait avide de leur sang ; mais ma nature eût-elle été différente, eussé-je été organisé pour le crime, je me serais refusé à celui-ci, tant il m’eût semblé purement gratuit. J’étais si puissant, je me trouvais si fortement assis, ils paraissaient si peu à craindre ! Qu’on se reporte à l’époque de Tilsit, à celle de Wagram, à mon mariage avec Marie-Louise, à l’état, à l’attitude de l’Europe entière ! Toutefois, au fort de la crise de Georges et de Pichegru, assailli d’assassins,

  1. « J’ai fait arrêter le duc d’Enghien, a dit Napoléon dans son testament. Dans de pareilles circonstances, je ferais encore de même. »
        Qu’on considère bien, ceci est très-essentiel et a échappé à beaucoup de monde, l’empereur dit arrêter et juger, il ne dit pas exécuter, parc qu’en effet il est notoire aujourd’hui que l’exécution du prince a eu lieu sans ses ordres et sans même qu’il en ait eu connaissance. C’est ce que Napoléon exprime et ce dont il se plaint positivement dans l’une de ses dictées à M. de Montholon, t. II, p. 341.