Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/515

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glement étrange ! On oublie qu’il l’avait finie ; on la recommence. Les populations de l’Europe vont fermenter plus que jamais.

« Les instructions des ministres anglais commandaient, pour l’Empereur, le titre de Général, et défendaient toute espèce d’égards et de respects inusités. L’Empereur eût pu être fier de ce titre, il l’avait immortalisé ; mais la circonstance et l’intention le rendaient un outrage. Nous ne crûmes pas qu’il convînt au ministère anglais de changer à son gré l’ordre des choses de l’Europe, et qu’il pût annuler selon son caprice une qualification créée par la volonté d’un grand peuple, consacrée par la religion, sanctionnée par la victoire, reconnue par les traités, avouée de tout le continent ; et nous persistâmes, dès cet instant, à continuer le titre d’Empereur à celui qui, peu de jours auparavant, s’était choisi celui de Colonel.

« Notre traversée de deux mois fut, du reste, heureuse, uniforme et paisible. Le vaisseau, comme tous les points de la domination britannique, fourmillait de pamphlets et de libelles sur la personne, le caractère, les traits, les formes, les manières et les actes de l’Empereur. Il tombait au milieu de tous les préjugés hérissés contre lui ; et ce ne fut pas un spectacle peu curieux pour l’observateur attentif que de voir les nuages du mensonge se dissiper devant l’éclat de la vérité, et l’horizon prendre tout à fait d’autres couleurs. Aucun d’eux ne revenait de son calme, de sa sérénité : ils admiraient sa connaissance de toutes choses, surtout l’égalité de son humeur. Quand nous nous sommes quittés, il a échappé de dire à celui qui avait eu le plus de relations avec lui, qu’il n’avait jamais pu le surprendre mécontent ou désireux.

« L’Empereur passait toute la matinée dans sa petite chambre. Vers les cinq heures, il entrait au salon, où il jouait une partie d’échecs avant de se rendre à table. Durant le dîner, l’Empereur parlait peu et rarement. Vous savez, Monseigneur, qu’il ne restait jamais plus de dix-huit à vingt minutes à table ; ici on y demeurait plus de deux heures : c’était un supplice qu’il n’eût pu supporter. On lui servait du café au bout d’une heure, et il se levait pour aller sur le pont. Le grand maréchal et moi le suivions régulièrement. C’était le seul moment où il parût en public. Il faisait approcher l’officier de service ou quelques personnes de profession : le chirurgien, le commissaire ou l’aumônier, et s’informait de ce qui les concernait. Dans les premiers jours, l’équipage montrait une grande curiosité ; bientôt ce ne fut plus que de l’intérêt. S’il arrivait quelque manœuvre qui pût procurer du mouvement ou de la confusion sur le pont, les jeunes aspirants accouraient, et,