Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/521

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soir, d’avoir une toux assez forte et de violents maux de dents. L’Empereur, rentré, dicte encore jusque vers huit heures, où il passe au salon, et fait une partie d’échecs avant d’aller à table. Au dessert, les gens retirés, il nous lit lui-même quelques pièces de nos grands poètes ou quelque autre ouvrage choisi.

« Tels sont les plus petits détails de la vie de l’Empereur : heureux si, dans l’isolement de l’univers, il lui était permis de jouir en paix, au milieu de nos soins pieux et tendres et dans l’entier oubli du monde, de quelques heures dérobées à ses peines ! mais, depuis l’arrivée du nouveau gouverneur, il n’est pas de jour, d’heure, d’instant où il ne reçoive quelque nouvelle blessure : on dirait un aiguillon sans cesse occupé à réveiller les plaies dont un instant de sommeil aurait pu suspendre les douleurs.

« À notre arrivée dans la colonie, nous étions très mal ; mais nous tombions de si haut qu’eussions-nous été très bien, nous n’aurions su encore que nous plaindre. Les Anglais généreux qui se trouvaient autour de nous, ceux qui passaient, jugeant la vérité de notre position, nous répétaient sans cesse, soit qu’ils voulussent nous consoler, soit qu’ils le prissent dans leur cœur : « Votre situation actuelle n’est que provisoire ; elle ne saurait durer de la sorte. La politique, à ce qu’on a cru, demandait à s’assurer de vos personnes ; mais le droit naturel, la générosité, l’honneur veulent qu’on vous entoure de toutes les indulgences possibles ; la partie pénible est accomplie. Des vaisseaux cernent la côte, des soldats bordent le rivage, des signaux peuvent vous tracer à chaque instant dans l’intérieur de l’île. Toutes les précautions de sûreté sont complètes. À présent les mesures de douceur vont se développer. On vous envoie un lieutenant-général pour gouverneur. Il a passé sa vie sur le continent, au quartier-général ou à la cour des souverains : il y aura appris tout ce qu’on doit à Napoléon. Ce choix doit vous dire assez : on aura voulu un homme distingué, digne de sa haute mission, d’une élévation d’âme, d’une noblesse et d’une élégance de manières propres à la délicatesse de sa situation. Encore un peu de patience, et tout s’arrangera bientôt au mieux possible… » Il arriva enfin ce nouveau Messie… Mais, bon Dieu ! Monseigneur ! le mot échappe : on n’avait envoyé qu’un gendarme, un exécuteur. À sa voix tout a pris l’aspect et les formes les plus sinistres. Les apparences d’égards, les formalités de bienséance ont disparu. Chaque jour depuis a été pour nous un jour d’aggravation de douleur et d’injure. Il a resserré nos limites, attenté à notre intérieur, interféré dans nos plus pe-