Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/528

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ma reconnaissance n’en serait pas diminuée ; nous nous étions ménagé les moyens d’être facilement généreux. Soit qu’il le jugeât ainsi, soit continuation de procédé de sa part, il n’en fit rien. Voici cette lettre dont l’original fut retenu par lui, auquel il me promit sur sa parole de faire suivre les mêmes destinées que le reste de mes papiers, et que néanmoins j’ai eu toutes les peines du monde à obtenir lorsque le gouvernement anglais, après la mort de Napoléon, n’a pas cru pouvoir se dispenser de me restituer mon Journal. Je vais transcrire ici les seules portions de la lettre que sir Hudson Lowe me permit de copier alors, et telles qu’elles ont été rendues publiques à mon arrivée en Europe ; ce qu’il retint est ici mis en note au bas des pages : leur ensemble reproduira tout l’original.

« Mon cher comte de Las Cases, mon cœur sent vivement ce que vous éprouvez. Arraché, il y a quinze jours, d’auprès de moi, vous êtes enfermé, depuis cette époque, au secret, sans que j’aie pu recevoir ni vous donner aucunes nouvelles ; sans que vous ayez communiqué avec qui que ce soit, Français ou Anglais ; privé même d’un domestique de votre choix.

« Votre conduite à Sainte-Hélène a été comme votre vie, honorable et sans reproche : j’aime à vous le dire.

« Votre lettre à une de vos amies de Londres n’a rien de répréhensible, vous y épanchez votre cœur dans le sein de l’amitié.

(Manquait ici une moitié de la lettre[1].)
  1. « Cette lettre est pareille à huit ou dix autres que vous avez écrites à la même personne et que vous avez envoyées décachetées. Le commandant de ce pays ayant eu l’indélicatesse d’épier les expressions que vous confiez à l’amitié, vous en a fait des reproches dernièrement ; vous a menacé de vous renvoyer de l’île, si vos lettres contenaient davantage des plaintes contre lui. Il a par là violé le premier devoir de sa place, le premier article de ses instructions et le premier sentiment de l’honneur ; il vous a ainsi autorisé à chercher les moyens de faire arriver vos épanchements dans le sein de vos amis, et de leur faire connaître la conduite coupable de ce commandant. Mais vous avez été bien simple, votre confiance a été bien facile à surprendre !!!
      « On attendait un prétexte de se saisir de vos papiers ; mais votre lettre à votre amie de Londres n’a pu autoriser une descente de police chez vous, puisqu’elle ne contient aucune trame ni aucun mystère, qu’elle n’est que l’expression d’un cœur noble et franc. La conduite illégale, précipitée, qu’on a tenue à cette occasion, porte le cachet d’une haine personnelle bien basse.
      « Dans les pays les moins civilisés, les exilés, les prisonniers, même les criminels, sont sous la protection des lois et des magistrats ; ceux qui sont préposés à leur garde ont des chefs, dans l’ordre administratif et judiciaire, qui les surveillent. Sur ce rocher, l’homme qui fait les règlements les plus absurdes, les exécute avec violence, et transgresse toutes les lois : personne ne contient les écarts de ses passions.
      « Le prince-régent ne pourra jamais être instruit de la conduite que l’on tient en son nom : on s’est refusé à lui faire passer mes lettres, on a renvoyé avec emportement les plaintes qu’adressait le comte Montholon ; et depuis on a fait connaître au comte Bertrand qu’on ne recevrait aucunes lettres, si elles étaient libellées comme elles l’avaient été jusqu’à cette heure.
      « On environne Longwood d’un mystère qu’on voudrait rendre impénétrable, pour cacher une conduite criminelle, et qui laisse soupçonner de plus criminelles intentions !!!
      « Par des bruits répandus avec astuce, on voudrait donner le change aux officiers, aux voyageurs, aux habitants, et même aux agents que l’on dit que l’Autriche et la Russie entretiennent en ce pays.