Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/601

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dinairement entouré. Il ne voulait permettre à personne autre que moi de le monter, excepté à un palefrenier qui en prenait constamment soin ; et lorsqu’il était monté par cet homme, ses mouvements étaient si différents, qu’il semblait dire qu’il portait mon domestique. Lorsque je perdais ma route, je le laissais aller, ët il la retrouvait toujours dans des endroits où, avec toute mon observation et une connaissance plus particulière des lieux, je n’aurais pu le faire. Nul ne nie aussi l’intelligence des chiens ? Il existe une chaîne entre les animaux ; les plantes sont autant d’animaux qui mangent et boivent ; et il y existe des degrés jusqu’à l’homme, qui est seulement le plus parfait de tous les êtres. Il me semble que le même esprit les anime plus ou moins. »

Il me dit dans un autre moment : « Votre gouverneur a fait fermer le sentier qui conduit aux jardins de la compagnie, où je me promenais quelquefois, parce que c’est le seul endroit à l’abri du vento agro ; « il a regardé cette liberté comme une trop grande faveur. Son certo che ha qualche cattivo oggetto in vista. Tout cela ne me chagrine pas beaucoup, car lorsque l’heure d’un homme est venue, il doit partir. » Je me permis de lui demander s’il ne croyait pas à la fatalité. « Sicuro, répondit Napoléon, autant que les Turcs. J’ai toujours été de même. Il faut obéir à l’ordre du destin. Quando lo vuole il destino, bisogna ubbidire. »

Le lendemain je pris la liberté de lui adresser quelques questions sur Blücher. « Blücher, dit-il, est un très-brave soldat, un bon sabreur. Il est comme un taureau qui ferme les yeux, et, sans voir aucun danger, se précipite en avant. Il a commis mille fautes, et, sans des circonstances inouïes, j’aurais pu, différentes fois, le faire prisonnier, lui et la plus grande partie de son armée. Il est obstiné et infatigable, ne craignant rien, et très-attaché a son pays. Comme général, il est sans talent. »

Voici ce qu’il disait de l’armée anglaise : « Le soldat anglais est brave, et les officiers, en général, véritables gens d’honneur. — Cependant je ne les crois pas capables d’exécuter de grandes manœuvres. Je ne les connais pas assez bien pour en parler définitivement. J’ai eu une conversation avec Bingham à ce sujet, et bien qu’il ne soit pas de mon avis, je voudrais changer votre système. Au lieu du fouet, je voudrais les conduire par le point d’honneur[1]. Je voudrais éveiller en eux l’ému-

  1. Napoléon avait raison. Il aurait pu citer à M. Bingham le régiment anglais the Scotch-Gray (Ecossais gris, régiment où le soldat n’est pas passible du fouet.