Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/660

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crates ; vous tenez toujours une immense distance entre vous et le peuple. Ces façons de fierté sont finies ; il faudra un jour honorer davantage le soldat et le peuple.

« Je ne vois à cette morgue aucune utilité ; je n’y vois que des inconvénients. Il suffirait à la discipline que les officiers ne vécussent pas avec les matelots, qu’ils ne souffrissent ni un refus, ni une familiarité. Qu’est-ce, en vérité, que cette froide et fière réserve ? La nature a fait les hommes égaux sous certains rapports. Moi, je me mêlais aux soldats, je causais franchement avec les hommes du peuple, je m’intéressais à leurs affaires : voilà la cause de ma popularité ; après mes victoires, au contraire, je tenais constamment à distance les généraux et les officiers, bien que j’aimasse à les élever par eux-mêmes. »

Napoléon a ajouté : « On a remis à Gourgaud une nouvelle brochure sur Waterloo. C’est une communication du gouverneur. Entre autres choses instructives, j’y ai lu que je suis un imbécile, que mon armée était un ramas de voleurs, que ma faute capitale, à Waterloo, fut d’avoir attaqué Wellington, lorsque je voyais qu’il s’était adossé à une forêt. Mais c’est le contraire, l’inexplicable faute de Wellington, car une fois battu, il n’avait qu’une seule route par laquelle il pût essayer de sortir de cette forêt.

« Une armée considérable, comme l’était celle de votre général, avait besoin de plusieurs routes pour reculer par masses, avec célérité ; de routes où ces masses pussent même se retourner et se battre en cas d’attaque. L’armée de Wellington n’eût pu traverser la forêt sans avoir douze heures devant elle. La retraite par une seule route, d’une armée battue, ayant sur elle des soldats comme les miens, était une opération impossible.

« Je lis dans un autre écrit de ces judicieux royalistes, que la conquête de l’Italie fut faite avec quelques milliers de galériens. Et ce sont des Français qui écrivent et signent ces choses-là ! » Napoléon était très-animé. Il a poursuivi : « Jamais une pareille armée ne reparaîtra dans le monde ; je n’en ai pas vu qu’on pût lui comparer. J’ai trouvé là l’élite de la jeunesse française, une génération puissante, surexcitée par le renouvellement social, qui avait une passion immense de liberté et de gloire ! elle avait le sentiment des belles destinées qui l’attendent. Plus de la moitié de ses rangs ne comptaient pour soldats que des fils de négociants, d’hommes de loi, de médecins, de riches fermiers. Les deux tiers des soldats savaient écrire, et étaient aptes