Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/740

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paroles et dans ses traits. « Eh bien, docteur, que vous en semble ? dois-je troubler encore longtemps la digestion des rois ? — Vous leur survivrez, Sire. — Je le crois ; ils ne mettront pas au ban de l’Europe le bruit de nos victoires ; il traversera les siècles, il proclamera les vainqueurs et les vaincus, ceux qui furent généreux, ceux qui ne le furent pas : la postérité jugera : je ne crains pas ses décisions. — Cette vie vous est acquise. Votre nom n’éveillera jamais l’admiration sans rappeler ces guerriers sans gloire si lâchement ameutés sur un seul homme. Mais vous ne touchez pas au terme, il vous reste un long espace à parcourir. — Non, docteur, l’œuvre anglaise se consomme ; je ne puis aller loin sous cet affreux climat. — Votre excellente constitution est à l’épreuve de ses pernicieux effets. — Elle ne le cédait pas à la force d’âme dont la nature m’a doué ; mais le passage d’une vie si active à une réclusion complète a tout détruit. J’ai perdu mon énergie, le ressort est détendu. » Je n’essayai pas de combattre une opinion malheureusement trop fondée. Je détournai la conversation, il me parla de son régime, et ajouta : « Dans nos marches de l’armée d’Italie, je ne manquais jamais de faire mettre à l’arçon de ma selle du vin, du pain et un poulet rôti. Cette provision suffisait à l’appétit de la journée, je la partageais souvent avec ma suite. Je gagnais ainsi du temps ; j’économisais sur la table au profit du champ de bataille. Du reste je mange vite, mes repas ne consument pas mes heures. Je suis attaqué d’une hépatite chronique ; cette maladie est endémique dans cet affreux climat. Je dois succomber, je dois expier sur cet écueil la gloire dont j’ai couvert la France, les coups que j’ai portés à l’Angleterre. Aussi voyez comme ils en usent. Depuis plus d’un an ils m’ont interdit les secours de la médecine ; je suis déshérité du droit d’invoquer les ressources dé l’art. Hudson Lowe trouve mon agonie trop lente. Il la hâte, il la presse, il appelle ma mort de tous ses vœux.

« C’est un dernier trait de barbarie au gouvernement anglais d’avoir choisi un tel homme ; mais l’iniquité se devine et se cherche.

« Cependant, j’ai abdiqué librement et volontairement en faveur de mon fils et de la constitution. Je me suis plus librement encore acheminé sur l’Angleterre. Je voulais y vivre dans la retraite et sous la protection de ses lois. Ses lois ! L’aristocratie en a-t-elle ? y a-t-il un attentat qui l’arrête ? un droit qu’elle ne foule aux pieds ? Tous ses chefs ont été prosternés devant mes aigles. D’une part de mes conquêtes j’ai fait des couronnes aux uns, j’ai replacé les autres sur des trônes