Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/791

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reuses étaient écartés, flétris : elle ne laissait arriver à nos jeunes âmes que ce qui était grand, élevé. Elle abhorrait le mensonge, sévissait contre la désobéissance ; elle ne nous passait rien. Je me rappelle une mésaventure qui m’arriva à cet égard, et la peine qui mefut infligée. Nous avions des figuiers dans une vigne. Nous les escaladions ; nous pouvions faire une chute, éprouver des accidents, elle nous défendit d’en approcher. Cette défense me contrariait beaucoup, mais elle était faite, je la respectais. Un jour cependant que j’étais désœuvré, je m’avisai de convoiter des figues. Elles étaient mûres, personne ne m’observait, je courus à l’arbre, je récoltai tout. Mon appétit satisfait, je pourvus à la route, et remplissais mes poches lorsqu’un malheureux garde parut. J’étais mort, je restai collé sur la branche où il m’avait surpris. Il voulait me conduire à ma mère, la crainte me rendit éloquent. Je lui dépeignis mes ennuis, je m’engageai à respecter les figues, je lui prodiguai les promesses, je l’apaisai. Je me félicitai de l’avoir échappé si belle. Le lendemain la signora Letizia voulut cueillir les figues, on n’en trouva plus, le garde survint : grand reproche, révélation ; le coupable expia sa faute. »

L’Empereur avait repris ses habitudes matinales, et allait souvent respirer le frais avant le lever du soleil. Cependant la maladie n’arrêtait pas : sa marche était lente, mais continuelle, et ses progrès sensibles. C’était au moral que l’effet en était marqué surtout ; Napoléon ne parlait plus que des objets qui avaient frappé son enfance, de ses amis et de ses proches. Les nouvelles qu’on avait débitées au sujet de son fils l’avaient accablé ; il se plaignait, déplorait le sort de cet enfant, dont le berceau avait été entouré de tant d’espérances ; il apprit enfin qu’il était nommé caporal. « Ah ! je respire ! » Et, comme s’il eût craint de laisser voir son émotion, il se mit à discourir sur la Corse, et les souvenirs qu’il en avait gardés. « A mon avénement à la couronne d’Italie, lorsque je visitai Gênes, je me crus tout à coup transporté sur nos montagnes. C’étaient les formes, les mœurs, les costumes de notre pays ; il n’y avait pas jusqu’à la monture des boutiques qui ne fût la même. Cette identité me frappa. Joséphine jouissait de ma surprise, et cherchait à la prolonger. « Comment, ce sont mêmes traits, mêmes habitudes ! — C’est qu’apparemment les Corses sont les bâtards des Génois. » Cette idée la fit rire : elle s’en amusa beaucoup. Je montai à cheval, je parcourus les hauteurs, je visitai les positions qui défendent Gênes, et arrêtai les travaux qui devaient la protéger. Je pris plaisir à contempler cette bizarrerie de la nature,