Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/843

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du globe oculaire. Paupières supérieures abaissées. Face hippocratique.

5. — La nuit est extrêmement agitée.

Napoléon est toujours dans le délire ; il parle avec peine, profère des mots inarticulés, interrompus, laisse échapper ceux de : « Tête armée. » Ce furent les derniers qu’il prononça. Il ne les avait pas fait entendre, qu’il perdit la parole.

Je croyais le principe de vie échappé ; mais peu à peu le pouls se relève ; l’oppression diminue, de profonds soupirs s’échappent : Napoléon vit encore.

Ce fut alors que se passa la plus déchirante peut-être de toutes les scènes dont fut accompagnée sa longue agonie. Madame Bertrand, qui, malgré ses souffrances, n’avait pas voulu quitter le lit de l’auguste malade, fît appeler d’abord sa fille Hortense, et ensuite ses trois fils, pour leur faire voir une dernière fois celui qui avait été leur bienfaiteur. Rien ne saurait exprimer l’émotion qui saisit ces pauvres enfants à ce spectacle de mort. Il y avait environ cinquante jours qu’ils n’avaient été admis auprès de Napoléon, et leurs yeux pleins de larmes cherchaient avec effroi sur son visage pâle et défiguré l’expression de grandeur et de bonté qu’ils étaient accoutumés à y trouver. Cependant d’un mouvement commun ils s’élancent vers le lit, saisissent les deux mains de l’Empereur, les baisent en sanglotant et les couvrent de pleurs. Le jeune Napoléon Bertrand ne peut supporter plus longtemps ce cruel spectacle ; il cède à l’émotion qu’il éprouve ; il tombe, il s’évanouit. On est obligé d’arracher du lit les jeunes affligés et de les conduire dans le jardin. Sans doute le souvenir de cette scène est resté dans leurs cœurs pour n’en jamais sortir, et leurs larmes couleront plus d’une fois quand ils se rappelleront qu’ils ont contemplé le corps de Napoléon au moment où sa grande âme allait en sortir. Pour nous tous qui assistions à ce lugubre adieu des enfants à leur auguste protecteur, l’impression que nous en reçûmes est au-dessus de toutes les paroles humaines : ce ne fut qu’un même gémissement, une même angoisse, un même pressentiment de l’instant fatal que chaque minute approchait de nous.

Pouls anéanti. J’en suivais avec anxiété les pulsations, je cherchais si le principe de vie était éteint, lorsque je vis arriver Noverraz, pâle, échevelé, tout hors de lui. Ce malheureux, affaibli par quarante-huit jours d’une hépatite aiguë, accompagnée d’une fièvre synocale, entrait à peine en convalescence ; mais il avait appris le fâcheux état de l’Empereur, il voulait voir encore, contempler une dernière fois celui qu’il