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Page:Lavoie - Le grand sépulcre blanc, 1925.djvu/13

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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

même, ses longs cils baissés et, avec un soupçon de sourire lui dit :

« Vous jouirez encore de bien d’autres nuits boréales avant les froids. Ces jouissances-là, vous ne les oublierez pas. Mon pays est un ensorceleur. L’appel du Nord est un philtre délicieux qui nous prend tout entier. Qui a bu à sa coupe ne peut oublier. L’esprit, l’imagination, les sens sont envoûtés. Le cas de mon oncle Paul et de son père est une preuve de cette attraction magnétique. La petite incivilisée que vous avez rencontrée sera, elle, vite oubliée. Je ne suis pas de votre monde. Vos fleurs seront à peine fanées que mon souvenir sera effacé de votre mémoire ».

« Jamais je ne vous oublierai, Pacca. Cette rencontre sera marquée d’une pierre blanche dans ma vie vagabonde. »

Fronçant légèrement les sourcils, elle lui dit « Nous ne nous rencontrerons probablement jamais. Adieu, Monsieur ! »

Gracieuse, svelte malgré l’ample de son si pittoresque costume, tête nue, son capuchon rabattu sur les épaules, au mouvement vigoureux et cadencé de son aviron, le frêle esquif s’éloigna du rivage. D’un mouvement alterné, plus vif, plus nerveux, il glissa rapidement sur les eaux du détroit ne laissant qu’un imperceptible sillage sur le calme uni du golfe.

Longtemps il la regarda s’éloigner. Lorsqu’elle ne fut plus qu’un point noir à l’horizon, il la rapprocha de lui avec sa jumelle.

Sa course droite comme la flèche lancée de l’arc se continuait là-bas, au sud. Elle n’apparut plus que comme un point brillant sur la surface glauque des mers. Encore un instant et la lumière l’avait engloutie. À ce moment, les cieux se colorèrent d’un gris pâle uniforme, du zénith à l’horizon. Ce reflet se déployait comme un manteau royal enveloppant l’astre du jour. « Tiens, se dit-il, l’éminence grise du soleil. »

Ce changement atmosphérique apporta avec lui une fraîcheur humide de rosée, semblable à celle que l’on éprouve au lever du soleil, sur les rives de la Baie des Chaleurs. Un frisson parcourut son épiderme. Une buée légère s’éleva des eaux froides voilant les îles voisines et les hautes montagnes de la terre de Baffin.

Le soleil de minuit ne brillait plus de sa lueur noctifère. À travers les légers brouillards du matin, il apparaissait dans toute sa splendeur nue, sans atours, sans rayons. L’âme de Scriabine s’exhalait en un silencieux nocturne, sur des touches célestes. L’éternel silence, musique perçue par un sixième sens, l’enveloppait à nouveau.

Théodore, consultant sa montre, vit qu’il était deux heures et demie du matin. Vite il regagna son premier point d’observation et, en un tour de main monta une petite tente de soie. À son intérieur, sur les cailloux de la grève, il étendit son édredon. Sans même enlever ses bottes, il s’y étendit. Que lui importait la visite possible d’un ours polaire ou d’un loup du nord ?

Comme le sommeil appesantissait ses paupières, il crut saisir, très distantes, très faibles, les notes musicales qui l’avaient ravi quelques heures plus tôt.

Paisible fut ce premier sommeil, seul sur son île. Agréable aussi il dut être, bercé de rêves amoureux, car de fugaces sourires éclairaient son mâle visage. Et longtemps, il fut au pays des songes.[1]


CHAPITRE III

VISIONS RÉTROSPECTIVES


La lumière, dorant ou dispersant la brume,
Semble avoir deux foyers : le soleil, et la mer ;
Tout brille dans l’azur, tout chante, tout enivre
Partout la volupté sous un ciel provoquant,
Il est doux d’y passer, il est plus doux d’y vivre

Henri de Bornier


Le lecteur a dû se demander par quels concours de circonstances en cette nuit de juillet 1910, l’île de North Devon, voyait se promener sur ses côtes abruptes et escarpées, ce solitaire voyageur. Qui était-il, d’où venait-il ? C’est ce que nous allons narrer brièvement.

Le vaste archipel arctique, comprenant toutes ces innombrables îles s’étendant de la latitude 65 à 85 degrés nord et comprises entre les longitudes 60o à 130o ouest était, il y a encore quelques années, pratiquement inconnu du public canadien, quoique no-

  1. À propos de la flore arctique, l’auteur se rappelle avec quelle joyeuse surprise en août 1911 au fond d’Oliver Sound, il trouva deux fleurs de nos marguerites des champs, parfaites de formes mais n’ayant que la grandeur d’une pièce de 10 sous. Les graines en avaient probablement été apportées par des oiseaux migrateurs, car ce n’est que 800 milles plus au sud qu’il en rencontre quelques autres rares.