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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

plus tard à ses amis. Il fit ce travail avec le soin qui aurait mis un taxidermiste.

Laissons à ce travail notre ami et revenons à sa victime.

L’ours blanc peuple le littoral de toutes les terres arctiques. Son habitat s’étend du détroit d’Hudson à la limite nord des terres. On ne le rencontre presque jamais sur la terre ferme. C’est un nageur d’une force et d’une vitesse incroyables, se nourrissant surtout de loups marins, qu’il traque sournoisement lorsqu’ils sommeillent sur les glaces. En été, lorsque le saumon, en bancs serrés, remonte les cours d’eaux peu profonds pour y frayer, il s’en régale, D’un coup de patte habile il le projette sur la grève, où il lui est facile ensuite de l’y dévorer. L’ours polaire est tellement dans son élément naturel dans l’eau qu’il a été donné à l’auteur d’en rencontrer sur des minuscules glaces flottantes à quarante milles des côtes. Quelques-uns, avec l’âge, deviennent très gros, et il n’est pas rare d’en voir pesant de 1 500 à 2 000 livres, et dont les peaux mesurent de 10 à 12 pieds de longueur. Malgré sa masse il court très vite et il est doué d’une force prodigieuse, s’attaquant même aux morses. On le rencontre presque toujours isolément. De son naturel il n’est peut-être pas féroce, mais sa grande curiosité est presque toujours la cause de sa perte. Voyageant continuellement sur les glaces et explorant de son regard aigu toute la côte il en connaît la physionomie particulière. Dès qu’un objet insolite ou inusité s’y voit, il doit s’en rendre compte. Il s’attaque alors à l’obstacle, poteau, cairn ou tente, et, dans une bataille épique, détruit, déchire, macère tout ce qui lui tombe sous la griffe, témoin les efforts répétés qu’ils ont faits pour desceller la plaque de marbre du cénotaphe Franklin, sur l’Île Beechey.

Ce caprice ou cette fantaisie de l’ours mit à deux doigts de la mort un parti d’explorateurs en 1908. Le sous-officier Morin, voyageant de l’Île Melville à l’Île Banks avait laissé, de place en place, des dépôts de provisions pour son retour. Son travail sur l’Île Banks étant terminé il revint sur ses pas pour regagner le bateau en hivernement à Winter Harbour, à l’Île Melville. À son retour, toute trace de provisions avait disparu. L’ours blanc était passé par là et avait tout détruit. Ce ne fut qu’à force d’énergie, de courage et de misères que M. Morin et ses deux compagnons revinrent sains et saufs. Lorsque l’ours polaire vient ainsi faire une razzia d’une tente, il n’a peut-être pas de mauvaises intentions, mais celles-ci peuvent vite le devenir, si à l’intérieur il lui arrivait d’y trouver un homme, soit éveillé soit endormi. Sa chair est loin d’être succulente. Ce n’est que lorsque le renne et le loup-marin font défaut que les Esquimaux, ou les Blancs de passage, en font usage. Elle est dure, coriace et a un goût rance très prononcé.

Il était près de midi avant que Théodore eût terminé son travail et que la peau de l’ours bien grattée pour en enlever le gras, fût étendue au soleil pour y sécher.

La faim le travaillait. D’une caisse il sortit du thé, du sucre, des biscuits, et un minuscule poêle à pétrole, Dédaignant ce procédé ultra-moderne de cuire ses aliments il se mit à la recherche d’un combustible local. Dans ce pays où il ne croît ni arbres ni arbustes cette décision lui valut quelques efforts enfin couronnés de succès. Il recueillit d’abord une quantité de mousses tondreuses et de lichens desséchés. Cherchant ensuite des racines mortes du saule rampant, il en ramassa un fagot mais non encore suffisant pour ses besoins. Ce fut alors, que, dans une cavité bien abritée des vents, il découvrit un arbre devant lequel il tomba en extase. C’était aussi un saule arctique, mais vu sa position protégée il avait poussé droit. Le tronc avait deux pouces de diamètre et l’arbrisseau, ayant la forme d’un chou monstre, mesurait vingt neuf pouces de hauteur. Il devait être très vieux, car ses branches, dont une grande quantité étaient mortes, étaient tordues et nouées dans leur continuel effort pour résister aux intempéries et aux vents tempétueux qui règnent sur ces côtes en automne et en hiver. De son long coutelas, il enleva toutes les branches sèches, aidant la nature dans son émondage. Avec les racines déjà ramassées il eut une brassée de sarments secs suffisants pour ses besoins actuels. Il disposa alors des pierres plates en forme de four carré, et y fit son feu à la mode indienne. Tandis que dans son poêlon une immense tranche d’ours rissolait, il se prépara à établir la latitude à laquelle il se trouvait. D’une boîte en acajou il retira son sextant et l’ajusta. La mer étant calme et unie comme un miroir, il n’eut pas à faire usage de son horizon artificiel mais ramena à la surface des eaux l’image du soleil, au moment précis où celui-ci avait atteint le zénith. Sur un calepin, il inscrivit l’angle obtenu, compara l’heure à son chronomètre et remit à plus tard ses calculs. Il siffla son chien, lequel s’était promu gar-