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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

quait le repos complet, l’oubli au pays des songes.


CHAPITRE V

ALPINISME ET MÉDITATIONS


Comme nous aimons à ne jamais risquer
Que notre droit d’agir soit soudain révoqué,
Ni que devant nos pas le sol s’ouvre et bascule
Ne pas mourir !…

Alphonse Beauregard.


Réveillé dès avant sept heures, le lendemain matin, par les aboiements de son chien qui avait découvert les galeries souterraines d’une famille de lemmings, Théodore se leva promptement. Ayant fait une toilette sommaire à la source glacée déjà mentionnée, il déjeuna sommairement. Dans son havresac il enfouit quelques provisions de bouche, mit son baromètre en bandoulière, et, muni d’un bâton ferré, se prépara à escalader les montagnes Croker.

Ne voulant pas indûment attiser la curiosité de l’ours polaire et l’induire en tentation, il abattit sa tente et la cacha, avec ses caisses et autres objets, en arrière d’un amoncellement de grosses pierres.

Pendant tout ce temps, Pyré s’acharnait vainement de ses griffes à élargir l’orifice d’un clapier ayant à peine trois pouces de diamètre, par lequel il avait vu disparaître un lemming. Ce petit animal, court et trapu, à pelage souple et fourni, brun-clair en été et blanc en hiver, sans queue, moins gros qu’un rat, est célèbre par les migrations qu’il entreprend en quantités innombrables pendant les froids rigoureux ou après de grandes sécheresses. Dans ces pérégrinations les renards, les loups et les hiboux en font un grand carnage. Rien n’arrête leur course et on les a vus traverser de larges cours d’eau à la nage. C’était un de ces petits animaux que Pyré avait surpris en rase campagne. Celui-ci, au lieu de fuir, s’était redressé sur ses hanches, faisant face à son ennemi. Retroussant sa lèvre supérieure il montrait ses petites dents pointues. Ses grognements imitaient le cri de la souris. Devant tant d’audace le gros Pyré s’était trouvé désemparé. Peut-être riait-il dans ses barbes ? Lemming profita de cette distraction canine. D’un bond de côté il fut à son trou et disparut. Dogue voulut alors lui prouver qu’on ne se moquait pas impunément de lui et il se mit avec entrain à démolir le souterrain bâti avec tant de misères et de peines.

Ce ne fut qu’après plusieurs appels de son maître qu’il se décida à le suivre, jetant de temps en temps un regard sournois en arrière.

Après une heure de marche ils arrivèrent au fond de la baie Cummings. De là ils suivirent une vallée étroite, qui, à trois milles plus loin, était fermée par un immense glacier, dont la surface polie s’élevait à une hauteur de 400 pieds. Ce fut alors que commença le travail ardu de l’ascension pour arriver au plateau supérieur couronnant l’île.

L’aspect des montagnes n’était guère invitant. Du fond de la baie à cet endroit le baromètre indiquait une élévation de cinq cent quatre-vingt pieds. Il restait encore au-delà de mille cinq cents pieds à gravir. Les premiers six cents pieds, d’une rampe d’un pied d’élévation par pied horizontal furent franchis en deux heures. Cette section de la montagne proprement dite était composée de rochers détachés du sommet et amoncelés depuis des siècles, jusqu’à ce que la face même de la montagne fût atteinte. Elle présentait, sur une hauteur de cinquante à soixante pieds une muraille perpendiculaire, toute fissurée, avec de place en place des projections calcaires pouvant servir de marche-pied. Après des efforts inouïs, nos deux amis parvinrent à escalader ce rempart, non sans avoir été attaqués par des gerfauts d’Islande, nichant dans ces lieux inaccessibles. Cette attaque inopinée faillit leur coûter la vie. Heureusement que les aboiements du chien éloignèrent les oiseaux. Tout de même ils n’étaient pas encore en sûreté. La troisième partie de la montagne était glissante, remplie de cailloux roulant sous les pas, quoique d’une pente beaucoup plus accessible. C’était une couche de glaise à travers laquelle l’eau des neiges fondantes s’était infiltrée. Une centaine de pieds avait été franchis à quatre pattes. S’étant arrêtés pour respirer, ils sentirent la terre trembler sous leurs pieds, et un bruit sourd, comme le grondement du tonnerre se fit entendre. Une sensation fade, le cœur sur les lèvres, les yeux désorbités par la frayeur, un cri de rage impuissant, le sang se glaçant dans les veines, précédèrent cette souleur si fluide de la chûte dans le vide : La terre se dérobait sous leurs pas. Une avalanche de terre et de pierres, glissant sur le roc sous-jacent se détachait de la montagne. Leur