Page:Lavoie - Le grand sépulcre blanc, 1925.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
LE GRAND SÉPULCRE BLANC

lampe la nuit ? Qui raccommodera vos mocassins ? D’ailleurs, vous emportez avec vous une tente en toile. Ignorez-vous que la construction idéale en ce pays, l’hiver, c’est l’iglou ? Je veux votre bien, mais l’expérience vous assagira. J’ai constaté que vous étiez observateur. À votre retour, vous comprendrez pourquoi je vous ai fait ces remarques. »

« Je suis habitué à la misère, reprit-il, et je m’en tirerai bien, vous verrez. Tout de même je vous remercie de vos bons conseils. Ils me sont doublement précieux, venant de vous, jolie Pacca. »

Il était onze heures, ce soir-là, lorsqu’il quitta l’iglou de Nassau pour se rendre au bâtiment. Tout le village, comprenant une dizaine de huttes de neige, dormait profondément. La lune argentait ces dômes blancs tous pareils, plats et trapus. À l’arrière, les rochers sombres se détachaient violemment, rébarbatifs et inaccessibles, voulant protéger le cœur d’une enfant dont ils avaient si souvent senti la présence et le pied léger sur leurs cimes altières. Les chiens, étendus sur la neige ne grognèrent, ni ne se dérangèrent à son passage. Ils connaissaient maintenant cet étranger, et surtout ils savaient la force et le pouvoir dominateur de ce gros animal blanc, pourtant des leurs, mais si dissemblable, qui le suivait toujours. Dans leur cervelle canine s’était photographié leur premier contact avec ce chien si étrange. Il y avait un mois de ça. Il avait suivi son maître au village. À sa vue, la bande entière composée de trente belles bêtes, s’était ruée sur l’intrus portant haut la tête et le panache d’un superbe appendice relevé sur le dos. Une bataille homérique s’en était suivie. Au bout d’une heure, la lutte était finie, faute de combattants. Deux de leurs compagnons gisaient morts, un fort coup de gueule sur le cou leur ayant rompu la colonne vertébrale. Les autres, piteux, la mine rabattue, s’étaient furtivement repliés et dispersés. Au deuxième voyage, ils oublièrent la leçon reçue et la bataille recommença. Elle fut courte, à peine une demi-heure. Un des leurs, un leader était resté sur le carreau. Les coups, déchirures et morsures qu’en retira Pyré se guérirent rapidement. Le capitanat qu’il avait chèrement acheté ne lui fut plus disputé. Il fit même plus. Polygame invétéré, il s’associa trois des plus belles femelles de la troupe qu’il surveillait avec un soin jaloux, et qui partout le suivaient comme ses esclaves. À le voir se cambrer fièrement en passant parmi les vulgaires chiens-loups, l’on eût dit un pacha oriental suivi de ses odalisques. Un air d’immense satisfaction et d’orgueil se faisaient jour et perçaient sur ses traits. Afin de se rapprocher encore du potentat oriental, il avait pris sous sa protection un pauvre vieux chien, incapable de tout travail et le souffre-douleur de toute la meute. Les Esquimaux ont une coutume en soi barbare en ce qui concerne leurs vieux chiens impropres au travail : ils ne les tuent jamais, mais ils les laissent mourir d’inanition et de faim. C’est un de ces êtres presque morts que Pyré avait rescapé. Lorsque le temps de la curée venait, conscient de sa force, il le protégeait de la rapacité des autres fauves pendant son repas. Ce dernier s’était aussi attaché à la suite de Pyré. C’était en quelque sorte son eunuque. Dans leur langage animal ils en étaient venus à une certaine entente. Que de fois l’auteur n’a-t-il pas été témoin du fait suivant. Son chien s’éloignait du bâtiment, y laissant quelquefois sa suite. Le vieil impotent se couchait alors avec les trois chiennes. Tout était paisible, mais, si au loin, il voyait venir un intrus cherchant compagne ou amour, vite il se redressait sur ses hanches et de son gosier sortaient des aboiements, appels désespérés. Ces cris étaient toujours entendus et compris, car au loin l’on entendait les jappements féroces du gros dogue qui s’amenait dans une course échevelée. Malheur à ceux qui s’étaient fourvoyés dans son harem ! À sa manière de chien civilisé, lui aussi montrait à ses congénères sauvages qu’il y a des principes avec lesquels on ne transige pas.

C’est à tous ces petits faits divers que songeait Théodore en regagnant sa cabine du bateau, en cette claire nuit d’hiver. La voie lactée traçait sur le bleu sombre du ciel une trajectoire laiteuse. L’étoile polaire scintillait, les diverses constellations trouaient les profondeurs insondables du firmament. Théodore était insensible à toute cette féerie noctifère, car il marchait tête basse, le cœur tout rempli d’amour, sain, intense et vivifiant, il s’en rendait bien compte maintenant. Arrivé au bateau, il en monta deux à deux les degrés de l’échelle conduisant au pont supérieur. Étouffant ses pas afin de ne pas attirer inutilement l’attention de la sentinelle, il s’engouffra dans le noir du corridor conduisant à sa cabine. Tranquillement il se dévêtit et se coucha. Longtemps, en sa tête, il échafauda mille projets tous plus fous les uns que les autres. Il s’endormit enfin, rêvant vaguement au voyage qu’il devait en-