Page:Le Ballet au XIXe siècle, 1921.djvu/73

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de la Sylphide, « ce démon dont n’avait pas rêvé Charles Nodier », la vivacité espagnole de Fanny tempérée par sa naïveté allemande. « Les filles de Milet, les belles Ioniennes, dont il est tant parlé dans l’antiquité, ne devaient pas danser autrement », suppose Gautier. Quelle est ici la part à faire aux sentiments intimes de l’homme, je l’ignore ; mais en combattant pour Fanny c’est son propre idéal artistique qu’affirme le chef de l’« école plastique », — quitte à restaurer quelques années plus tard dans sa Giselle le type du « ballet blanc » en faveur d’une troisième ballerine.

Si, emporté par l’ardeur de la bataille théâtrale, Gautier constatait avec un pédantisme non dénué de méchanceté l’amoindrissement du charme de la Taglioni, marqué par les stygmates du temps, il se rétracte complètement six ans plus tard quand la danseuse renonce au théâtre ou du moins fait ses adieux à Paris. Il compare la ballerine qui rentre dans l’ombre à la cantatrice dont la mort prématurée fut chantée par Musset. « Taglioni, dit-il, c’était la danse, comme Malibran c’était la musique ».

Taglioni commençait à devenir pour les gens dont la vie avait pris une autre pente, qui s’étaient fait d’autres enthousiasmes et d’autres amours une figure idéale, une personnification poétique. Pourrait-elle sans déboire affronter la réalité de la rampe ? « Heureuse femme », répond Gautier, « c’est toujours la même taille, élégante et svelte, le même visage doux, spirituel et modeste ; pas une plume n’est tombée de son aile ; pas un cheveu n’a pâli sous sa couronne de fleurs… Quelle légèreté ! quel rythme de mouvements ! quelle noblesse de geste ! quelle poésie d’attitude et surtout quelle douce mélancolie, quel chaste abandon ! »

Dans ces adieux du critique-poète à la danseuse je signale surtout l’émotion, le mouvement véhément de la diction ; au fond Gautier n’enrichit son admiration pour ainsi dire rétrospective d’aucune formule inédite.

Taglioni était d’une autre génération que Théo, le début du poète correspondait à l’apogée de l’actrice. Bien différemment, son appréciation de Fanny, qui fut le « double », l’incarnation prodigieuse de la muse de Gautier, sensuelle et plastique, — ne fait que s’approfondir, que s’orner de nouvelles métaphores éblouissantes. C’est ainsi que la reprise du vétuste ballet pastoral de Dauberval, La fille mal gardée, lui sert quinze ans après