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CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES

mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n’hésitaient pas à approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus les plus manifestement innocents ; et, contrairement à tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.

Et ce n’est pas seulement par ses actes que l’individu en foule diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu’il ait perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la transformation est profonde au point de changer l’avare en prodigue, le sceptique en croyant, l’honnête homme en criminel, le poltron en héros. La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment d’enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789, n’eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris isolément.

Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours intellectuellement inférieure à l’homme isolé, mais que, au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont la foule est suggestionnée. C’est là ce qu’ont parfaitement méconnu les écrivains qui n’ont étudié les foules qu’au point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu’on amène à se faire tuer pour le triomphe d’une croyance ou d’une idée, qu’on enthousiasme pour la gloire et l’honneur,