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PSYCHOLOGIE DES FOULES

Elles peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires, mais elles seront toujours sous l’influence des excitations du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l’ouragan soulève, disperse en tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs certaines foules révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilité de leurs sentiments.

Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout lorsqu’une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté durable que de pensée.

La foule n’est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle n’admet pas que quelque chose puisse s’interposer entre son désir et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d’autant moins que le nombre lui donne le sentiment d’une puissance irrésistible. Pour l’individu en foule, la notion d’impossibilité disparaît. L’individu isolé sent bien qu’il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et, s’il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie d’une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu’il cède immédiatement à la tentation. L’obstacle inattendu sera brisé avec frénésie. Si l’organisme humain permettait la perpétuité de la fureur, on pourrait dire que l’état normal de la foule contrariée est la fureur.