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PSYCHOLOGIE DES FOULES

leux et légendaires des événements qui frappent le plus les foules. Quand on analyse une civilisation, on voit que c’est, en réalité, le merveilleux et le légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l’histoire, l’apparence a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la réalité. L’irréel y prédomine toujours sur le réel.

Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou les séduisent, et deviennent des mobiles d’action.

Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l’image sous sa forme la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme influence sur les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe romaine l’idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de plus. Pendant la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne frappe davantage l’imagination des foules de toutes catégories que les représentations théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émotions, et si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en actes, c’est que le spectateur le plus inconscient ne peut ignorer qu’il est victime d’illusions, et qu’il a ri ou pleuré à d’imaginaires aventures. Parfois cependant les sentiments suggérés par les images sont si forts qu’ils tendent, comme les suggestions habituelles, à se transformer en actes. On a raconté bien des fois l’histoire de ce théâtre populaire qui, ne jouant que des drames sombres, était obligé de faire protéger à la sortie l’acteur qui représentait le traître, pour le soustraire aux violences des spectateurs indignés des crimes, imaginaires pourtant, que ce traître avait commis. C’est là, je crois, un des indices les plus remarquables de l’état