Page:Le Bon - Psychologie politique et défense sociale.djvu/297

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C’est à l’impuissance de la science, créatrice cependant de tous les progrès civilisateurs, que s’en prend monsieur Loti. Il lui reproche de ne savoir rien expliquer.

Nous ne savons ni ne saurons jamais rien de rien : c’est le seul fait acquis. La vraie science n’a même plus cette prétention d’expliquer, qu’elle avait hier. Chaque fois qu’un pauvre cerveau humain d’avant-garde découvre le pourquoi de quelque chose, c’est comme s’il réussissait à forcer une nouvelle porte de fer, mais pour n’ouvrir qu’un couloir plus effarant, plus sombre, qui aboutit à une autre porte plus scellée et plus terrible. À mesure que nous avançons, le mystère, la nuit s’épaississent, et l’horreur augmente.

C’est alors que le "résidu" chrétien essaye encore de protester doucement au fond de nos âmes. Nous voyons bien que ce n’est pas cela, qu’il n’est pas possible que ce soit cela. Mais derrière l’ineffable symbole (infiniment loin derrière, si l’on veut, là-bas aux confins de l’incompréhensible), nous nous disons qu’il y a peut-être la vérité, avec l’espérance.

Peu confiant dans la puissance explicative de la science, le célèbre écrivain ne croit pas davantage à celle de l’effort pour se défendre contre la menace des événements. "Il n’y a pas de lutte possible, dit-il, contre ce souffle moderne qui se lève pour tout abattre en nivelant tout."

Je doute fort de ce nivellement, admettant au contraire une dénivellation croissante entre les individus, et par conséquent entre leurs situations, à mesure qu’évolue la civilisation. J’ai donné, il y a longtemps, les raisons psychologiques de cette différenciation progressive, dont j’ai déjà parlé dans un précédent chapitre. Avec les complications de la science et de la technique industrielle, la distance entre les mentalités du savant et de l’ignorant, entre celles de l’ingénieur et du manœuvre devient immense et s’accroît chaque jour. On égalisera de plus en plus les apparences, mais de moins en moins les hommes. Le capitaine sachant lire dans les astres la direction que doit suivre son navire, pour éviter les écueils des mers ténébreuses, ne sera jamais l’égal de l’obscur matelot, infailliblement perdu s’il est abandonné à lui-même.

Les inégalités mentales sont des fatalités irréductibles qu’aucune violence ne saurait effacer.

Le pessimisme et le fatalisme de monsieur Lavisse