Page:Le Braz - La légende de la mort en Basse Bretagne 1893.djvu/547

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— Ces vagues, ce sont les gens mal mariés ou qui ont été unis contre leur gré. Ils se mordent sans cesse jusqu’à ce qu’ils se soient entre-tués. Après ?

— Après, j’ai vu des vaches grasses qui trouvaient à festoyer là où il n’y avait rien à paître.

— Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misère, se résignent, au lieu de se répandre en blasphèmes contre la providence de Dieu[1].

— Je suis alors arrivé dans un pré où des vaches efflanquées se mouraient de faim, ayant de l’herbe jusqu’au ventre.

— Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque d’œuf. Ils ne se trouvent pas rassasiés, tant qu’il reste quelque chose qui n’est pas à eux.

— Je suis entré sous le couvert d’une grande forêt.

  1. J’ai dû alléger ce récit de toutes les digressions personnelles qu’y introduisait à plaisir ma conteuse. Marie-Cinthe Toulouzan aime à conter. Elle n’est jamais pressée d’arriver à la fin de son discours. Elle s’attarde volontiers à philosopher en route. « En ma qualité de vieille fille, dit-elle, je suis bavarde. » Mais au rebours de la vieille fille, telle du moins qu’on se l’imagine d’ordinaire, elle est gaie, d’humeur joyeuse, d’âme sereine. À cet endroit de son récit, elle s’interrompit pour me dire avec un accent de bonhomie exquise : « Parmi ces vaches grasses, Monsieur, soyez sûr qu’il y avait au moins une demi-douzaine de Toulouzan. Dans ma famille, nous avons toujours été des mangeurs de patelles, autrement dit des meurt-de-faim, mais c’est la lèvre qui rit, et non le ventre. Qui a cœur content se moque du reste. Les Bretons de Basse-Bretagne sont ainsi : ils paissent en joie une terre qui ne les nourrit point. »