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Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/37

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LE BÂTARD DU ROI

avec une familiarité respectueuse de vieux serviteur depuis longtemps attaché à la fortune des Locmaria de Guerrande ; et il professait pour lui un sentiment de tendresse jalouse qui allait jusqu’à l’adoration. Or, d’un automne à l’autre, il constatait chez ce maître si ardemment vénéré une fatigue de plus en plus manifeste qui creusait les traits, voûtait la taille, marquait tout ce puissant organisme d’un signe précoce de caducité.

Cette lente décomposition, messire Guillaume Guégan ne doutait point qu’elle fût l’œuvre de la « Bohémienne », de la « fille des marchands de sorts ». Elle avait dû faire boire au marquis un philtre mystérieux, un de ces breuvages enchantés dont les gens de sa race passent pour avoir le secret. Autrement, comment se fût-elle fait aimer du brillant seigneur pour qui brûlaient les héritières les plus nobles et de la beauté la plus parfaite ? Et comment expliquer, sinon par des raisons d’ordre diabolique, les ravages que cet amour funeste avait causé dans l’âme et le corps du plus robuste, du plus accompli des gentilshommes, jusqu’à l’incliner prématurément vers la tombe ?

Ainsi pensait à part soi le bon intendant, et, à plusieurs reprises, il s’était même permis de le penser tout haut, devant son maître.

— Ah ! monsieur le marquis, qu’aviez-vous besoin d’aller en pays étranger chercher femme ?… Pardonnez-moi si je prononce des paroles désobligeantes pour Mme la marquise, mais vous ne m’ôterez pas de la tête qu’elle ne vous rend pas heureux.

À quoi « Monsieur Charles » répondait d’un ton hautain :

— Contentez-vous de surveiller mes terres, maître Guill ; je ne vous ai point commis à la garde de mon bonheur.