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Page:Le Breton - Le Roman français au XIXe siècle, Avant Balzac, Boivin.djvu/228

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LE ROMAN FRANÇAIS

passe un soir devant une cabane où son escorte refuse de pénétrer ; il s’étonne, s’informe ; ses gens lui répondent : « Ici habite un paria, et les parias sont des maudits dont personne ne doit approcher ».I1 fait très mauvais temps, la pluie tombe : en dépit des préjugés le docteur frappe à la porte de la cabane ; et dès les premiers mots il s’aperçoit que le paria en sait plus sur le secret de notre être et de notre destinée que tous les brahmines de Jagernat. « Dans quel canton de l’Inde est votre pagode ? lui demande-t-il. — Partout ; ma pagode, c’est la nature… J’attends la mort à la fin de ma vie comme un doux sommeil à la fin du jour. — Dans quel livre avez-vous puisé ces principes ? — Dans la nature ; je n’en connais pas d’autre », etc. Il se calomnie, le digne paria, il se fait plus illettré qu’il ne l’est ; il a lu bien d’autres livres, à commencer par ceux de Jean-Jacques, et il est proche parent du Vicaire savoyard. Il est l’inévitable « philosophe » des romans exotiques du xviiie siècle, le primitif qui raisonne comme un Encyclopédiste et qui célèbre l’Être suprême avec l’emphase attendrie de Rousseau. Il est de la même tribu que les sauvages de Mme de Graffigny, de Marmontel ou de Chamfort. Gardons-nous de nous apitoyer sur sa condition misérable qui est de vivre à l’écart, sans relations ni contact avec les autres hommes. Il nous répondrait que nous sommes plus à plaindre que lui. Il a osé certain jour explorer une ville, la ville de Delhi, au risque d’être mis à mort s’il était reconnu : il n’y a vu que des infortunes sans nombre et une corruption abominable, et après avoir tracé en quelques phrases le tableau de tous les maux qu’enfante ! a vie sociale, il conclut : « Un paria est moins malheureux qu’un empereur. »