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Page:Le Centaure, II, 1896.djvu/53

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hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui coupent la parole? »

M. Teste reprit assez haut :

— « Eh ! monsieur ! que m’importe le « talent » de vos arbres, — et des autres !… Je suis chez moi, je parle ma langue, je hais les choses extraordinaires. C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la lettre : le génie est facile, la fortune est facile, la divinité est facile. Je veux dire simplement — que je sais comment cela se conçoit. C’est facile.

« Autrefois, — il y a bien vingt ans, — toute chose au-dessus de l’ordinaire accomplie par un autre homme, m’était une défaite personnelle. Dans le passé, je ne voyais qu’idées volées à moi ! Quelle bêtise !… Dire que notre propre image ne nous est pas indifférente ! Dans les combats imaginaires, nous la traitons trop bien ou trop mal !… »

Il toussa. Il se dit : « Que peut un homme ?… Que peut un homme !… » Il me dit : « Vous connaissez un homme sachant qu’il ne sait ce qu’il dit ! »

Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer un cigare chez lui.

Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très petit appartement « garni ». Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait le travail traditionnel devant une table, sous une lampe, au milieu de papiers et de plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait autour de la bougie que le morne mobilier abstrait, — le lit, la pendule, l’armoire à glace, deux fauteuils — comme des êtres de raison. Sur la cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes de chiffres, et un flacon pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus fortement l’impression du quelconque. C’était le logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes, — et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. Je songeai aux heures qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus peur de l’infinie tristesse possible dans ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de telles chambres, je n’ai jamais pu les croire définitives, sans horreur.

M. Teste parla de l’argent. Je ne sais pas reproduire son éloquence