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heures du matin. Il sonna, donna ordre de porter sa lettre à la première poste. Puis, rentrant dans sa chambre, le visage tiré, les yeux creux, avec cette lassitude adhérente à chaque trait que laisse une nuit sans sommeil, il se dit :

— Qu’importe le repos ?… Avant tout, il fallait jouer serré !


X


Les jours qui suivirent ressemblèrent, dans l’hôtel de Cisay, à des lendemains de bataille, tristes et longs. Le marquis, d’humeur incertaine, tantôt bavard, tantôt morose, semblait prendre à tâche de taquiner Rodolphe. Il lui mordait les jambes ; il eût mis en rage un tempérament tant soit peu nerveux. Se croyant tenu, par raison, d’approuver la conduite de son fils, il s’en vengeait en détail en le harcelant, en lui cherchant chicane à propos de tout. Manière d’agir où glissent aisément les caractères faibles. Le comte y prêtait le flanc, étant plus que jamais renfermé en lui-même. Il sortait beaucoup et parlait fort peu.

— Cela ne t’étouffe pas de manger sans rien dire ? lui demandait le marquis de son ton narquois. Autant te faire Chartreux. Tu y tournes, d’ailleurs. Tu maigris, et ton teint de cheminée a des lueurs claustrales qui font honneur à ton austérité.

— Chacun prend la vie comme il peut. Les uns en rient. Les autres en pleurent. Certains passent leur temps à gazouiller comme les hirondelles, certains travaillent en silence, comme les fourmis. Il ne m’appartient pas de décider ce qui vaut le mieux.

— Mais, dit Bernard, ce n’est point une question de comparaison. C’est une simple question de fait. Chacun de nous est créé avec des aptitudes diverses et doit coopérer d’une manière différente à l’œuvre commune, sans qu’il y ait lieu à blâme ou à supériorité.

— C’est consolant, ce que tu dis-là, mon petit Bernard, interrompit le marquis. J’aime assez cette philosophie. C’est la raison des oiseaux, une jolie raison, toute chantante, une raison qui a des ailes, au moins, et qui peut monter…

— Bah ! dit Rodolphe, les ailes ne sont jamais que du luxe. C’est avec les pieds que l’oiseau gratte la terre, c’est avec le bec qu’il cherche sa vie. Pour eux comme pour nous, c’est là l’essentiel. Le reste n’est qu’un badinage.

— Eh bien ! s’écria le marquis en s’échauffant, que ceux qui ont des pattes gardent leurs pattes ! Moi, je suis pour le sucre dans le café, pour le vol dans l’oiseau, et je me sens plein d’excuses pour ceux qui ont un grain de folie au coin du cœur !

Le comte ne répondit rien. Craignait-il que la discussion ne