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Alors Bernard se décida tout à fait.

— Ah ! tant mieux ! tant mieux ! nous allons pouvoir causer !

Et sans autre préambule, ayant maintenant besoin de parler, il commença de raconter son chagrin à ce confident de ses plus jeunes années.

— Grand-père, c’est ma vie entière qui est changée !

— Tu crois ?

— Je voulais me marier jeune. J’aimais. J’avais confiance. Maintenant tout cela est fini. Je ne me marierai jamais.

— Saprelotte ! dit le marquis avec un soubresaut, je n’entends pas ça ! C’est le contraire qu’il nous faut, mon enfant. Je veux voir la quatrième génération, et le plus tôt possible, sache-le bien.

Bernard balança la tête :

— C’était donc cela que tu allais dire à Rodolphe ? Mais c’est très bien de vouloir se marier ! Je t’approuve des deux mains, mon Bernard, et je m’étonne… Est-ce que Monsieur ton père y trouve à redire ?

— Pas à la chose.

— Eh bien ?

— Mais à la femme.

— Ah ! c’est différent. Fais-moi juge alors. Il se peut que tu aies mal choisi.

— Vous ne le pensez pas, grand-père, puisque vous dites toujours que je vous ressemble.

Le marquis sourit légèrement et pressant de la main gauche la poche qui contenait son portefeuille :

— Je voudrais pour toi que tu pusses choisir comme je l’ai fait. Mais c’est impossible. Cela n’arrive pas deux fois dans un siècle. Il n’y a plus de femmes comme ta grand’mère.

— Pourtant, dit Bernard, je ne me trompe pas. Jeanne lui ressemble. Oh ! grand-père, aidez-moi ! Faites qu’elle soit un jour ma femme !

— Jeanne ! s’écria le marquis redevenu sérieux. Tu as dit : Jeanne !… ah ! voilà un vrai malheur !

Il respira longuement :

— Non pas qu’elle soit laide, morbleu ! elle n’est bien que trop jolie ; tu as le goût bon. Je me reconnais là.

Il regarde Bernard :

— Les petits seraient beaux comme des anges… c’est évident. Mais il ne faut pas que tu l’épouses.

— Alors vous allez me parler d’argent comme mon père, dit Bernard d’autant plus désolé qu’il avait cru trouver un appui.

Il se sentit abandonné, seul avec ses idées, seul avec ses affec-