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— Moi ! j’ai peu d’opinions là-dessus, parce que je n’en ai jamais manqué… Mais demandez à mon fils si l’argent est nécessaire.

— Il en faut si peu pour être heureux… et surtout il le faut si pur, car, vous savez comme moi, que, puisé à mauvaise source, c’est le véhicule de tous les malheurs.

— C’est vrai. Mais on ne peut pas toujours analyser les sources.

— Il y en a qu’on sait empestées d’avance.

Le marquis comprit l’allusion.

— Nous verrons à les éviter. Ce n’est pas toujours facile.

Frumand cherchait le moyen de parler plus directement encore de Mlle Fulston. Il aimait, comme tous les esprits logiques, à mettre le fait à l’appui de l’idée, et, comme il n’avait rien de nuageux, sa conversation passait aisément du principe au détail topique. Il se rendait compte qu’il y avait grand intérêt à souffler des arguments au marquis, dont on aurait eu raison s’il eût été seul, et qui hésitait à se rendre, par peur de Rodolphe. Pendant qu’il faisait recherche dans sa tête, la porte s’ouvrit et la figure de Bernard apparut dans l’entrebâillement.

— Puis-je entrer ?

— Très bien, mon cher enfant.

Mais Bernard recula effaré en reconnaissant Frumand et en s’apercevant qu’il causait avec M. de Cisay d’un air particulièrement animé et presque joyeux. Jamais il ne l’avait vu plus en train.

— C’est un peu fort, pensa-t-il. Il vient sans doute annoncer qu’il a été agréé…

Il fit un mouvement pour refermer la porte sur lui.

— Je vous trouble, grand’père… Je reviendrai.

— Ah ! par exemple ! s’écrièrent en même temps M. de Cisay et Frumand.

Ils firent quelques pas de son côté, et Bernard, comprenant qu’il ne pouvait s’enfuir, se décida à pénétrer tout à fait dans la chambre. Frumand lui tendait sa large main. Bernard y mit la sienne, assez froidement. Il ne pouvait s’empêcher de penser que Frumand lui avait pris Jeanne. En vain faisait-il effort, avec son généreux caractère, pour élever l’amitié au-dessus de cette blessure. L’amour qui le tenait, sentiment absolu qui se place devant tous les autres sentiments, neutralisait ses efforts. Sa figure était contrainte, et, au fond de son cœur, il en voulait beaucoup à Frumand. Ce n’était pourtant pas dans la nature de Bernard d’être sévère avec ses amis. Au contraire, il était enclin à excuser toujours ceux qu’il aimait. Il ne pouvait s’empêcher d’atténuer leurs défauts et faisait en petit pour eux ce qu’il faisait en grand pour M. de Cisay. À force d’affection il ne voyait plus leurs faiblesses. Volontiers il eut répondu