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LE CRAPOUILLOT

trop peu fondées ne risquent pas de nuire à de hautes entreprises artistiques, comme les enregistrements de Solesmes, par exemple, qui sont l’honneur de la musique phonographique.

Les soli d’instruments et la musique de chambre ont un vif éclat à la fin de la saison, avant que les vires, et les ingénieurs chargés de capter la virtuosité au icrophone. n’atenl pris la clef des champs. Nous avons eu, a la Voix de son Maître, Mme Wanda Landowska au clavecin, dans un Passepied et une Fantaisie de Bach : un disque de qualité rare. Parfait également, M. Alfred Cortot dans deux morceaux d’Albeniz. La musique pour harpe que joue Mme Raulot-Lapointe n’a guère d’autre intérêt que de mettre en valeur l’instrument et l’artiste (Polydor), mais comme pluie de perles, il n’y a pas mieux. Chez le même éditeur, M. Walter Rehberg joue une grande fantaisie de concert pour piano sur quelques-unes des valses les plus célèbres de Strauss. Peut-être suis-je trop sensible au charme de ces délicieuses rengaines viennoises. En tous cas, cet enregistrement de piano est au tout premier rang de ceux qu’on a faits jusqu’à maintenant.

Mme Blanche Selva, l’illustre pianiste, est égale à elle-même dans la sonate le Printemps de Beethoven (Col.). M. Joan Massia, qui tient, auprès d’elle la partie de violon, nous a paru meilleur, certaines autres fois.

M. Viard demeure le roi du saxophone. Son dernier enregistrement est le Clair de lune de Fauré (Pathé). Il tire de son instrument des sonorités qui font penser au violon, et il fait passer dans le microphone toutes les palpitations, toutes les nuances de son souffle délicat. Comme, en outre, le saxophone est assurément moins répandu que le piano ou le violoncelle, M. Viard est sans doute une vedette unique dans l’art phonographique.

Mais que M. Viard se méfie de la concurrence de M. Boyne. M. Boyne est la petite flûte solo de la musique de la garde. Il a une bonne bille, M. Boyne, tel qu’il nous est représenté sur les catalogues de In Compagnie du Gramophone, par le truchement de MM. G.-L. Manuel Frères ; et l’on ne se douterait pas, à voir ses bonnes grosses lèvres rondes sous la moustache drue, avec quelle agilité ces lèvres-là peuvent souiller dans une petite llûte. Oui, mais, faites donc tourner sur votre plateau l’Oiseau tapageur, polka rondo pour petite flûte, avec musique militaire (Gramo), et vous me. direz si la petite llûte, animée (du latin anima, souille) par M. Boyne, n’est pas un instrument étourdissant.

Nous retrouvons un autre soliste éminent de la musique enregistrée, M. Maréchal, violoncelliste, dans la suite d’orchestre des Érinnyes, de Massenet, que vient d’éditer Columbia : enregistrement excellent d une musique qui peut avoir ses admirateurs.

La saison Lalo continue chez Gramophone. Nous ne nous en plaignons pas. On néglige trop ce grand musicien, dont il faudrait dire, si ce n’avait pas l’air d un compliment à demi péjoratif, que son art est extrêmement distingué : il a l’inspiration, et il a, ce qui n’a pas moins de prix, l’expression élégante et aisée. À l’ouverture du Roi d’Ys, enregistrée par M. Piero Coppola, nous préférons, sous la direction du même, un délicieux Andantino, et, sous le bâton de M. Rhené idem, un Scherzo non moins ravissant. Voilà de la musique symphonique à recommander aux amateurs.

M. Albert Roussel a dirigé lui-même, pour Pathé, son célèbre Festin de l’Araignée. Ce n’est pas la première fois qu’on enregistre cette symphonie entomologique. Mais comme c’est un des grands succès de nos concerts, ce sera aussi, sans aucun doute, un triomphe du disque. La qualité de l’enregistrement réalisé par Pathé, et la présence de l’auteur au pupitre sont une double raison pour que cette édition du Festin soit préférée à toutes autres actuellement.

On dit « bête comme un ténor », ce qui est assurément une calomnie. Je ne doute pas que les ténors soient aussi bien pourvus, quant à l’intellect, que d’autres humains qui, eux, n’ont pas autant de ressources dans les cordes vocales. Seulement, les ténors, et aussi les barytons, devraient bien exercer un peu leur imagination. Ils s’enferment dans un répertoire vraiment, étroit, et souvent désuet. Nous apprécierions davantage M. Villabella (Pathé) s’il nous révélait quelque chose de plus nouveau qu’un air de Mireille, et M. Louis Musy (Gramo), qui est un baryton de grande classe, s’il ne chantait pas les Contes d’Hoffmann et Benvenuto Cellini. M. Lucien Van Obbergh, de la Monnaie de Bruxelles (Polydor), sort un peu plus, des sentiers battus : à un air classique du Barbier de Séville, il joint, sur l’autre face du disque, l’air de la Jolie fille de Perth, « Quand la flamme de l’amour » ; c’est du très bon Bizet, magistralement chanté. Signalons enfin que les Cloches de Corneville sont éditées en dix disques, chez Odéon, avec une distribution et un brio qui feront certainement mie concurrence désastreuse, cet été, à tous les casinos de tous les Trous les Bains de France et de Navarre.

Et puis, il faudra reparler de Mlle Lily Pons (Gramo), que je puis seulement vous signaler en corrigeant les épreuves de cette chronique. Mais on en reparlera sûrement, car c’est la révélation de cet été, et la Voix de son Maître a acquis en elle une grande vedette. Qui est Mlle Lily Pons ? Où se produit-elle ? Je pense, d’après son nom, que c’est une Française. Mais elle chante en italien comme une Italienne, et, dans Lucie de Lammermoor, manifeste toutes les qualités d’une grande cantatrice de la Scala. Pureté, souplesse, timbre, rien ne manque à cette voix divine.

Si j’avais plus de temps et moins la flemme, — en un mot, si ce n’était pas les vacances, — je me livrerais à une savante critique comparée de la musique créole ancienne et de la musique de jazz. Comme c’est une méditation trop fatigante pour la saison, je me contente de vous en indiquer les données. Faites tourner d’abord sur votre plateau les Shegas de l’île Bourbon (Odéon), qui sont, des airs créoles de jadis, recueillis et orchestrés vers le milieu du siècle dernier par un compositeur français, Frappier de Montbenoît. Faites tourner ensuite les Chansons de France « commentées » par le jazz de Ray Ventura (Odéon). Il m’a semblé que beaucoup de notre xviiie siècle — du côté de « Capitaine ô gué », « Menuet d’Exaudet », « Que ne suis-je la fougère », etc… — était passé dans la musique créole qui nous revient aujourd’hui, après un long temps et un long voyage, de notre vieille île Bourbon. En revanche, l’art de M. Ray Ventura transforme étrangement « Malbrough » et « Ma tendre musette » ; et s’il donne à ces vieux airs un charme nouveau, c’est un charme bien éloigné de celui que nous leur connaissions. S’il fut un temps où l’air de France allait souffler l’écho de notre musique jusqu’aux îles de l’Océan Indien, je crains bien qu’un autre temps soit venu, où le vent qui souffle d’une Amérique plus ou moins influencée d’art nègre ne trousse d’étonnante façon la musique de chez nous. Là-dessus, je vous laisse philosopher sur la grandeur et la décadence de notre civilisation. — tout au moins de notre civilisation musicale.

André Rousseaux.