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Page:Le Disque vert, année 1, n°1 et 2, mai-juin 1922.djvu/43

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PARMI LES FEMMES

Asmodée prit la jeune fille par la main et la conduisit dans la ville. « Je t’ai remarquée, lui dit-il, un jour que tu sautas sur un tramway en marche. C’est ainsi qu’il faut prendre la vie. Ne rougis pas. Je ne regardai pas la forme de tes chevilles. Habitant en bas, j’aperçois tous les êtres par le dessous. Je te connais trop pour te demander quelque chose. Mais, regarde, toi qui n’hésitas pas à sauter sur un tramway en marche. Je veux te montrer où l’on va en sautant, afin que tu ouvres les yeux, car la vie ne porte pas d’écriteaux, comme les tramways. »

C’était le soir, à cette heure qui rassemble les hommes et les plaisirs, où se groupent les lumières et les femmes sur les trottoirs. Ils traversèrent une rue pleine de femmes qui marchaient en balançant les hanches. Leurs yeux prenaient les hommes au passage. Elles avaient le rire leste et glissant comme un tour de volant et des pieds audacieux comme le marteau.

Plus loin, ils s’arrêtèrent devant une maison à trois étages, dont les fenêtres éclairées brisaient la nuit. La maison, du haut en bas, tranchée par le milieu, se montra comme la coupe d’un corps humain sur une planche d’anatomie.

Au troisième étage, une femme travaillait le clavier d’une machine à écrire ; un homme, à côté d’elle, comptait les coups, car, sous les doigts légers, les mots tombaient l’un sur l’autre, avec un bruit de monnaie. Une femme, qui rentrait dans un compartiment voisin, disait à l’homme qui l’attendait : « Voici le produit de mes leçons : bientôt nous serons riches ! » Une autre déshabillait des malades pour les ausculter et recevait de l’argent. Une autre dessinait les muscles de l’écorché à côté d’un homme qui fumait la pipe sans rien faire ; elle disait : « Moi aussi, je veux être libre ! » Une autre faisait des comptes à haute voix et disait à un homme : « Je te dois autant, comme il est convenu. » Et toutes ces femmes portaient des vêtements pratiques, d’une teinte invulnérable, comme des housses.

Au deuxième, dans des cases juxtaposées, une femme allaitait un enfant ; une autre repassait du linge ; une troisième rangeait des confitures dans une armoire ; une quatrième récapitulait les dépenses de la journée ; une cinquième s’habillait pour aller au théâtre ; une sixième se faisait les ongles devant un livre ouvert, et bâillait. Il y avait beaucoup d’enfants, éveillés ou endormis ; des hommes aussi, qui entraient ou sortaient, en prononçant des paroles habituelles. Et toutes ces femmes portaient des vêtements trop lâches ou trop équilibrés.

À l’étage plus bas, il vint dans une chambre une femme étrangement vêtue, qui se déshabilla et se coucha. L’homme qui recevait de l’argent, tout en haut, descendit, entra dans le lit de la femme qui l’attendait, et la paya lorsqu’il eut fini. À côté, un homme quittait une femme en lui disant : « À demain ! » Il monta un étage, entra sans frapper dans la chambre de celle qui allaitait un enfant, et s’assit pour manger. Au premier, une femme nue versait du champagne à un homme qui balbutiait, dans son ivresse : « Ma femme a beaucoup d’esprit : elle a fait des études, elle gagne sa vie… » Un homme montait, embrassait une bonne dans l’ascenseur et entrait dans la chambre où une femme s’habillait pour aller au théâtre ; de son côté, il commençait à s’habiller, et aucun d’eux ne parlait.

Comme la soirée se passait, l’homme qui fumait la pipe, au troisième étage, se coucha le premier et s’endormit tout de suite. Plus loin, un couple se mit au lit en se plaignant de la fatigue et souffla la lumière. La dactylographe et son compagnon se joignirent sans conviction. Celle qui avait allaité un enfant se coucha dans le même lit que l’homme et attendit vainement ce qu’elle désirait. Celle qui bâillait devant un livre se coucha seule ; un homme rentra une