Y comprenez-vous quelque chose, lecteurs ? Eh bien ! vous avez de la chance ! Voilà une Assemblée nouvelle qui nous arrive, animée, dit-on, du meilleur esprit. Les circonstances sont exceptionnellement favorables. On prend comme président du Conseil l’homme que tout le monde réclame ; cette fois, c’est le grand ministère, c’est l’âge d’or qui commence, on va pouvoir travailler en paix.
La seule condition que posent les républicains, c’est que le gouvernement ne s’appuie pas sur les ralliés. Oh ! pour cela, jamais ! s’écrie M. Ranc, alliez-vous au besoin aux démagogues, ils font partie de la famille, mais jamais aux anciens adversaires de la République.
Là-dessus, M. Casimir-Perier monte à la tribune, lit une déclaration beaucoup plus radicale que celle de M. Dupuy. Il accepte l’impôt sur le revenu, il fait des politesses aux socialistes, etc.
Les républicains sont ravis, ils applaudissent avec enthousiasme, une « majorité immense » se dessine, et quand on procède au vote, la « majorité immense » renverse immédiatement le premier ministre, qui n’est sauvé que par les conservateurs.
— C’est parfait comme ça, reprend M. Ranc, vous avez pris Raynal et Burdeau, je suis très content ; si la gauche a tout de même voté contre vous, c’est que vous ne vous étiez pas assez avancé vers elle. Poussez-vous encore un peu.
M. Perier se pousse… et dès le lendemain il vient demander à la gauche de lui donner enfin un témoignage de confiance en nommant son prédécesseur, et pas M. Brisson. Immédiatement, « la majorité immense » vote encore contre le ministre qui n’est de nouveau sauvé que par la droite.
— Ça va de mieux en mieux, reprend alors M. Ranc, vous ne vous appuyez pas sur les ralliés, je suis très satisfait. Si mes amis ont recommencé à voter contre vous, c’est que vous avez été toute votre vie terriblement réactionnaire, et que de plus vous avez le malheur de vous appeler Casimir-Perier, mais il ne faut pas y faire attention. Poussez-vous encore un peu vers la gauche et continuez comme le nègre.
Et M. Perier se pousse. Il va continuer à être soutenu par la droite, tout en ne s’appuyant pas sur elle, et à être combattu par les républicains, tout en s’appuyant sur eux.
Seulement, pour rassurer complètement les amis de M. Ranc, il faudrait qu’il fût beaucoup plus rouge que M. Goblet, lequel Goblet, ayant fomenté des émeutes, aurait pu être impunément conservateur, tandis que M. Perier, lui, doit donner des gages. Car maintenant ce sont les tories qui font de la politique wigh et ce sont les wighs qui font la politique tory.
En pendant que cette ineffable comédie se passe à notre gauche, arrivent les sectaires de droite qui disent le plus sérieusement du monde : « M. Ranc a parfaitement raison, les « ralliés » sont les pires gens du monde, ce sont des malheureux sans énergie et sans foi, qui ont abandonné leur drapeau.
Ils n’avaient pas pu se faire nommer avec ce drapeau, c’est vrai, mais ils devaient lui rester fidèles quand même, car derrière ce drapeau il y avait les trois mille voix de M. Calla, et en augmentant peu à peu ces trois mille voix, on serait peut-être venu à bout de rétablir la Monarchie. C’est une trahison sans exemple. »
De sorte, ô bons lecteurs, que les ralliés ont en ce moment la fortune insigne de déchaîner les haines furieuses de la droite comme de la gauche. Comme on s’aperçoit que s’ils continuent à émettre des votes aussi patriotiques que les deux derniers, il y aura moyen d’avoir un gouvernement raisonnable, alors tous les politiciens de profession s’acharnent après eux, comme des énergumènes enragés.
Eh bien ! puisqu’on cherche à jeter la confusion dans les esprits et à embrouiller toutes les idées saines, je dirai à mon tour que, chez nous, celui qui commet une vraie trahison et une trahison envers la patrie, c’est le politicien qui reste, envers et malgré tout, fidèle à son prétendu drapeau, car depuis cent ans que les régimes se succèdent sans relâche, la France ne vit que par les « ralliés ».
Seulement, le mot est d’invention nouvelle. Autrefois, on ne connaissait pas encore cette bêtise là. Les républicains ont été assez habiles pour l’inventer et les conservateurs assez naïfs pour l’accepter. Au fond, cela ne signifie rien du tout.
Est-ce que, sous le premier Empire, les vieux montagnards de 92, qui remplissaient les salons de Napoléon Ier, n’étaient pas des ralliés par hasard ?
Est-ce qu’alors les superbes héros qui avaient combattu en Vendée pour ou contre le Roi n’étaient pas ralliés, aussi bien les uns que les autres ?
Est-ce que, sous les Bourbons, tous ceux qui avaient suivi Bonaparte à travers l’épopée impériale ne méritaient pas également ce surnom-là, et songeait-on jamais à le leur donner ?
Est-ce que, sous les d’Orléans et le second Empire, tous les hommes d’État qui avaient servi les régimes précédents ne s’étaient pas plusieurs fois ralliés – si bien que j’ai connu des pauvres vieux qui s’étaient ralliés en 1814, en 1815, en 1830, en 1848, en 1852 ?…
Mais comment donc ! ils ne faisaient que ça, ils n’y prêtaient même plus l’ombre d’attention ; pour eux, c’était comme les costumes qu’on change dans un régiment. Chacun disait : ça ne me regarde pas, je sers mon pays, c’est pas ma faute si mon pays est toqué.
Mais enfin, bons lecteurs, depuis un siècle que la France se paye un nouveau gouvernement tous les quinze ou vingt ans, comment pourrait-elle faire sans les ralliés ? Où donc pourrait-elle trouver du jour au lendemain les centaines de mille de fonctionnaires dont le peuple a besoin pour vivre ; il faudrait alors les faire venir de Chine ! C’est si bébête qu’on a honte de répondre à de pareils enfantillages.
Mon Dieu, je le répète, les ralliés sont tout simplement des hommes qui songent à la patrie, tandis que les sectaires intransigeants sont des hommes qui ne songent qu’à la politique. Voilà toute la différence ! Quand ils nous racontent que c’est pour rester fidèles à leur conscience… Seigneur Dieu, on la connaît, la conscience des politiciens ! Il suffit de suivre leurs votes depuis vingt-trois ans pour être édifié à ce sujet. Sauf de rares exceptions, leur conscience, c’est leur intérêt ; leur drapeau, c’est leur intérêt, et il faut leur rendre cette justice, qu’ils le servent avec une passion sans égale…
Ah ! comme Ignace de Loyola a eu une inspiration sublime, quand il a opéré son Ordre du vibrion de l’intérêt personnel ! « Sans cette peste, disait-il, l’homme ferait de grandes choses, il se dévouerait à son Dieu et à son pays, car ses aspirations sont bonnes ; c’est cet intérêt maudit qui le paralyse toujours. Eh bien ! je vais simplement défendre à mes jésuites de rien être ; tous les grades, tous les honneurs leur seront interdits. Ils n’auront peut-être pas plus de génie que les autres, mais comme toute leur force sera tendue vers un seul et même but, ils formeront le premier Ordre du monde. »
Et vous savez si sa prédiction s’est réalisée. Ah ! si on pouvait avoir un Loyola pour la politique, comme nous serions sauvés !
Voyez cette Chambre, voyez cette fourmilière qui s’agite éperdument, elle a beau ne pas être composée d’êtres supérieurs, opérez-les de cet exécrable microbe, à l’instant ils deviennent sensés, raisonnables, patriotes, ils voient clairement les deux seuls périls de la France : la Commune et l’étranger.
M. Goblet n’encourage plus la révolte dans les rues, M. Millerand ne s’allie plus à des bandits, Albert de Mun ne surexcite plus les convoitises des paysans, personne ne cherche plus à jouer un rôle, à avoir un tremplin – tremplin de journal, tremplin d’élection ; subitement la raison leur revient à tous, en même temps que l’amour de la patrie.
Comme par un coup de baguette, tout change : au lieu de voltiger de l’extrême droite à l’extrême boulange, et de l’extrême boulange à l’extrême Commune, les voilà tous au centre.
Oui, au centre, bons lecteurs, ce centre tant dédaigné aujourd’hui, parce qu’il ne mène à rien, mais dont vous êtes tous, au fond du cœur, parce qu’il n’y a pas autre chose de vrai, et que les opinions extrêmes n’existent que pour la galerie.
Et alors à droite et à gauche de ce centre énorme vous ne verrez plus qu’un groupe de socialistes malheureusement trop convaincus et puis quelques toqués de la monarchie qui continueraient à attendre chaque matin le Roi, comme certains Anglais attendent encore les Stuarts. Ah ! quel curieux spectacle ce serait, et quelle édification pour vous !
Et dire que toutes ces bêtises-là, c’est ce qu’on appelle faire de la politique, et que, malheureusement, ce n’est plus qu’avec des bêtises pareilles qu’on arrive maintenant à gouverner les hommes.
Et pendant que toutes ces insanités se débitent au Parlement comme dans la presse, l’Angleterre double sa flotte, l’Allemagne continue ses armements, l’Italie affolée cherche une aventure et Crispi apparaît à l’horizon.
Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, ô grands politiciens ! politiciens de gauche comme de droite : on commence à en avoir assez de tout ça ! On commence à en avoir assez de ces chinoiseries, de ces compétitions, de ces tremplins d’élections et de ces volte-face d’opinions !
On commence à en avoir assez de ces républicains qui votent contre leur République, de ces royalistes qui attendent éternellement leur Roy, et de ces catholiques qui excitent les partageux. Et en mot, on commence à avoir assez de vous tous. Peu à peu, le dégoût arrive, ça grimpe comme une marée montante.
Voyez ce qui se passe, voyez Bonaparte qui sort de sa tombe, voyez Bonaparte qui revient non plus de l’île d’Elbe, mais de Sainte-Hélène. Voyez-le au Vaudeville comme à la Porte-Saint-Martin, voyez-le dans les livres comme dans les journaux, dans les cités comme dans les campagnes.
On vous dit que c’est la mode Empire, que c’est le goût des robes plates et des fauteuils à griffes de lion ; croyez cela, mes bons amis. Il ne s’agit pas plus de robes plates qu’il ne s’agit du prince Victor ; il s’agit d’un maître, d’un despote qui sortirait la France du gâchis, et qui rétablirait l’ordre.
Peu à peu, la nation retourne à l’état d’esprit qu’elle a connu après le Directoire et après les journées de juin. Le Parlement devient tous les jours de plus en plus impopulaire, et malheureusement avec le Parlement disparaîtra la liberté.
Si vous voulez la sauver, cette liberté, et sauver aussi la patrie, il faut tous vous rallier, c’est-à-dire vous rallier à la France ! Les opinions extrêmes sont un luxe que les honnêtes gens ne peuvent plus se donner, car en se réunissant tous, ils sont à peine assez nombreux pour résister aux hommes de désordre. La droite l’a compris, et c’est un grand honneur pour elle. Espérons que la gauche le comprendra également et qu’elle ne continuera pas à voter contre les ministres de son choix.