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marie le franc

croise en le retenant d’une main. En se penchant à son tour pour s’assurer qu’elle ne se trompe pas de case, le facteur montre le bord défraîchi d’un col de celluloïd. Jeannine sent le bain quotidien. Le samedi est pour le facteur jour de bain. Tous les jours n’est pas samedi. Il touche d’un doigt léger une des nattes blondes. Il y a de l’émerveillement d’un enfant dans son regard. Jeannine, sans se retourner, dit d’une voix sonore : « Keep quiet ! » Cela veut dire : « Tenez-vous tranquille. » On peut aussi bien comprendre : « Cacahuètes ! »

Elle n’a pas baissé la voix dans la direction de la porte restée ouverte comme une bouche prête à raconter ses histoires aux locataires d’au-dessus. Elle a crié cela ainsi qu’elle le crie du haut en bas de la rue du Crescent aux chiens qui viennent rôder autour de Nanki, qui n’aime pas leurs attentions et qu’elle est obligée de protéger : « Keep quiet ! » Les dames anglo-saxonnes semblent ne pas entendre et passent droit leur chemin. Les étudiants se retournent. La rue du Crescent n’est certes pas aristocratique. C’est un méli-mélo pittoresque : banques, marchands-tailleurs, synagogue, pensions de famille, libraires. Cependant, à part la mélopée du vendeur de bananes et du repasseur de couteaux, il n’y a pas d’éclats de voix. Les étudiants surtout l’occupent, parce qu’elle débouche sur le campus de l’Université. Ils prennent