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quiète, troublée, ravie qu’on s’occupe d’elle, mais pas amoureuse pour un sou. Elle se dit : « Ce pauvre garçon, il m’aime terriblement tout de même » ; et elle s’attendrit sur cet amour par bonté de cœur et par vanité satisfaite. Cependant elle a des craintes, ne veut pas trop s’engager, et elle parle de caprice, de caprice sans durée trop longue. C’est si charmant, un caprice ! Cela laisse au cœur un souvenir doux, nullement amer. C’est la page volante de la vie.

Quant à lui, caprice ou autre chose, il s’en moque bien, pourvu que le résultat soit le même. Et le résultat qu’il poursuit est le même.

Alors il triomphe. L’assiégeant emporte la place. Or, une fois maître, il s’aperçoit peu à peu que cette conquête, qu’il jugeait de loin incomparable, ne vaut en somme ni plus ni moins que les précédentes. Mais la vaincue commence à aimer son vainqueur, bien faiblement encore, il est vrai, comme un usurier peut aimer le beau viveur à qui il vient de prêter cinq cents louis. Elle a fait une avance de fonds et elle tient à rentrer dans ses frais — Comment ? dira-t-on. — Mais elle a risqué sa réputation, sa tranquillité, l’ordre de sa vie. Et puis toute femme prend toujours au sérieux le fameux mot : « capital » de M. Dumas. Oh ! elle en altère le sens, par exemple, estimant inépuisable ce capital que M. Dumas juge perdu si vite.

Alors commence la chaîne.

Lui de jour en jour, regarde de plus en plus les autres femmes : de jour en jour, il sent poindre en son cœur des soupçons de désirs nouveaux, des chatouillements de passions à naître. De jour en jour il comprend davantage que l’âme n’est jamais satisfaite, que la beauté a des manifestations sans nombre, que le charme de la vie est dans le changement et la variété.

Mais, elle, de jour en jour s’attache davantage, comme une plante qui pousse en un sol nouveau. Ses baisers sont des racines qui s’enfoncent de plus en plus. Elle aime ! Elle s’est donnée, toute, s’est enfermée, murée dans son amour. Son existence n’a plus d’autre horizon, sa pensée d’autre aspiration, toute sa personne d’autre besoin que d’être aimée !

C’est la chaîne, la servitude involontaire, qui commence. C’est la litanie des paroles tendres, enfantines et ridicules : « Mon rat, mon chat, mon gros loup, mon adoré. » — La persécution de la tendresse. Elle avait parlé de caprice ! Ah ! bien, oui !

Il veut rompre, il essaye timidement. Mais allez-vous-en rompre avec une femme qui vous adore, qui vous martyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, une femme dont l’unique souci est de vous plaire. Rompre ! Plus souvent ! La chaîne est solide ; on ne la casse pas ainsi, on la traîne.

L’affection de l’une augmentant toujours, et celle de l’autre diminuant sans cesse, ils en arrivent à faire comme deux musiciens jouant ensemble, dont l’un accélérerait peu à peu son mouvement, tandis que l’autre ralentirait le sien.

Un proverbe a dit : « La femme est comme votre ombre ; suivez-la, elle vous fuit ; fuyez-la, elle vous suit. » Ce proverbe est d’une éternelle vérité. Avec son instinct d’amoureuse, elle devine que vous l’abandonnez, et elle s’acharne, se cramponne à vous.

Tous les jours recommencent les questions harcelantes et intempestives, auxquelles il est impossible de répondre :

— Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

— Mais, oui.

— Répète-le-moi, j’ai besoin de l’entendre !

— Mais puisque je te le dis !

— C’est bien vrai, ça, que vous m’aimez encore un peu, gros méchant ?

— Oui.

— Promets-moi que tu ne me trompes pas ?

— Non.

— Quoi, non ?

— Je ne te trompe pas.

— Tu me le jures ?

Eh ! parbleu, oui, il le jure. Que voulez-vous qu’il fasse ? Et les femmes les plus intelligentes, à ce moment psychologique, répètent invariablement ces séries d’interpellations aussi inutiles que maladroites.

Le nœud gordien est là, indénouable.

Deux solutions se présentent, toujours les mêmes :

Ou bien, de scène en scène, on arrive au combat final, au vrai combat ; aux gifles odieuses, aux coups déshonorants pour l’homme ; car celui qui lève la main sur une femme, pour n’importe quel motif, en quelque occasion que ce soit, n’est jamais qu’un pleutre, un goujat et une brute ;

Ou bien, il disparaît, lui, il s’éclipse, introuvable. Mais alors elle le cherche, acharnée, exaspérée, et quand elle le rencontre adorant une autre dans tout l’emportement d’une ardeur nouvelle, elle s’embusque au coin d’une rue, la fiole de vitriol à la main…