Page:Le Goffic - L'Âme bretonne série 4, 1924.djvu/148

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encore cinq ou six contemporains du barde, prévenus Adam, et qui m’attendaient chez eux. Mais comme ils ne firent, presque tous, que répéter ce que m’avait dit Le Coz, je ferai grâce au lecteur de cette partie de mon enquête.

Chez Mme Cony, cependant, qui, bien qu’éprouvée par un deuil récent, voulut bien nous recevoir avec cette aménité pleine de noblesse qu’on trouve encore chez quelques-uns de nos cultivateurs, je recueillis une anecdote assez curieuse et qui vient à l’appui des dires de mon premier interlocuteur sur la puissance cabalistique attribuée au vieux barde ambulant.

Certain jour qu’on faisait des crêpes à Kerotré, Yann-ar-Gwenn vint à passer et entra dans la cuisine, alléché par la fine odeur de la pâte. Il n’y avait là, par hasard, que la servante, et, soit qu’elle fût de méchante humeur, soit qu’elle ne connût pas l’aveugle, elle négligea de lui offrir sa part du festin, comme c’est l’habitude. Yann était trop fier pour réclamer. Il ne dit rien et reprit son bâton. Il était déjà loin sur la route de Morlaix, quand il entendit la servante qui courait après lui en criant de toutes ses forces : Komeril ke n’eil ? Komerit ke n’eil ? « Ne la prendras-tu pas ? Ne la prendras-tu pas ? » En même temps elle lui tendait une crêpe au bout de son éclisse. Mais elle pouvait s’égosiller : Yann, ce jour-là, était aussi sourd qu’aveugle. Il continuait paisiblement son petit train, talonné par la femme, qui continuait de lui tendre la crêpe au bout de l’éclisse et de lui crier : Komerit ke n’eil ? et il la mena ainsi jusqu’à Morlaix, où il consentit enfin à prendre la crêpe. Sur quoi, le charme cessa et la servante inhospitalière put retourner à Kerotré.