Page:Le Grand Albert - La Vie des Saints.djvu/204

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&, d’arrivée, me donnerent à garder une grande bougette de cuir fermée à clef, fort pesante, & me dirent que je ne la baillasse si l’un d’eux que l’autre ne fust present ; ce que je leur promis faire. A cinq ou six jours de là, comme j’estois la porte de ceans ils passerent par la ruë, avec trois ou quatre autres Marchands, & me dirent: adieu mon hostesse, accommodez-nous bien à soupper, & devalerent la ruë.

VII. Peu après, l’un d’eux s’en retourna à mon logis & me dist: Mon hostesse, baillez-moy un peu la bougette, car nous allons faire un payement avec ces marchands que vous voyez là ; moy, qui ne pensois qu’à la bonne foy, luy baillai la bougette, laquelle il emporta & jamais depuis ne le vis ; l’autre Marchand s’en retourna ceans, le soir, & me demanda si j’avois veu son compagnon ? Non (dis-je), je ne l’ay point veu depuis que je luy ay baillé la bougette. Comment (dit-il) la bougette ! la luy avez-vous bail1ée ? Ha ! me voilà ruïné & rendu pauvre pour jamais ; ce n’est pas ce que vous nous aviez promis, quand nous vous la baillasmes ; je m’en plaindray à la Justice ; &, de fait, (Monsieur) il m’a fait adjourner devant le Lieutenant du Baillif de Touraine, & a, par serment, affirmé qu’en sa bougette y avoit douze cens pieces d’or & quelques lettres & cedules de consequence quand elle me fut bail1ée, & ; est le procez en tel terme que, demain, je dois avoir Sentence. S. Yves, l’ayant paisiblement ecoutée, luy dit: Mon hostesse, faites-moy venir vostre Advocat et que je parle à luy. » L’Advocat venu raconta le tout au Saint, ainsi que la femme luy avoit dit ; ce qu’ayant entendu & conferé 1à dessus, S. Yves obtint de l’Advocat qu’il plaideroit cette cause pour son hostesse.

VIII. Le lendemain, saint Yves se trouva en l’Audiance avec son hostesse, & apres que la cause eust esté par ordonnance du Juge apellée, saint Yves, pour la veuve defenderesse, requist de voir en face son adverse partie, lequel ayant comparu, & l’estat auquel estoit le procez recité (car plus ne restoit qu’à prononcer la sentence), S. Yves, parla pour son hostesse, disant: « Monsieur le Juge, nous avons à vous montrer un nouveau fait qui est peremptoire la decision du procez ; c’est que la defenderesse a fait telle diligence & si bonne poursuitte depuis le dernier apointement prins en la cause, que la bougette dont est question a esté trouvée, & l’exhibera quand par Justice il sera ordonné. » L’Advocat du demandeur requist que, tout presentement, elle exhibast la bougette en jugement, autrement qu’il ne servoit de rien d’alleguer ce nouveau fait, pour empescher la prononciation de la Sentence : « Seigneur Juge (dit S. Yves) le fait positif du demandeur, est, que luy & son compagnon, en baillant la bougette à la defenderesse, leur Hostesse, la chargerent de ne la bailler à l’un d’eux que l’autre ne fust present, &, pour ce, fasse le demandeur venir son compagnon, &bien roloutters la defenderesse exhibera la bougette, tous deux presents. » Sur quoy le Juge apointa, & declara que l’Hôtesse ne seroit point obligée de rendre la bougette que tous deux ne fussent presents. La Sentence ainsi donnée, le demandeur se trouva bien etonné, devint pasle & commença à trembler ; dequoy route la compagnie resta fort etonnée ; ce que voyant le Juge, par soupçon, le fit saisir & serrer en prison, où il fut si-bien poursuivi contre luy, qu’ayant trouvé que c’estoit un pipeur, qui, pour tromper & voller cette pauvre veuve, luy avoit baillé une bougette pleine de vieux clous & ferrailles, qu’il fut, à trois jours de là, pendu & etranglé au gibet de Tours.

IX. Ainsi Saint Yves, fut suscité de Dieu pour garanti cette pauvre veuve & faire punir ce volleur, comme jadis Daniel pour délivrer la chaste Suzanne & châtier ces impudiques vieillards. Si est-ce qu’il s’en trouva quelques uns qui médirent du Saint ; mais ceux qui avoient le palais de l’Ame plus sain & les yeux moins chassieux, en faisoient tout autre jugement. Par ces œuvres d’extrème charité, qu’il exerçoit à l’endroit des pauvres miserables, il s’acquist ce beau & glorieux titre de Pere & Advocat des pauvres veuves & orphelins. Son patrimoine se montoit bien à soixante liv. de rente (qui