Page:Le Grand Meaulnes.djvu/231

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Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m’emmenait dans l’Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le jour… Je me souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose.

Et je me souvenais aussi de mes terreurs… Après le dîner, assise devant le feu, ma grand’tante avait pris mon père à part pour lui raconter une histoire de revenants : « Je me retourne… Ah ! mon pauvre Louis, qu’est-ce que je vois, une petite femme grise… » Elle passait pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes.

Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une chemise de nuit à carreaux de l’oncle Moinel, elle vint s’asseoir à mon chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue :

— Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n’ai jamais dit à personne…

Je pensai :

— Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il y a dix ans !…

Et j’écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si elle se fût raconté l’histoire à elle-même :

— Je revenais d’une fête avec Moinel. C’était