Page:Le Journal de Françoise, Vo 1 No 4 (1902-05-10).djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le Journal de Françoise
(GAZETTE CANADIENNE DE LA FAMILLE)
Paraissant deux fois par mois
Dire vrai et faire bien.
ABONNEMENT :
Un an 
 $2.00
Six mois 
 1.00
Strictement payable d’avance.
RÉDACTION et ADMINISTRATION
80, Rue Saint-Gabriel, Montréal.
Tel. Bell : Main 999
À L’ÉTRANGER :
Un an 
 Quinze francs.
Six mois 
 7 frs 50.
Strictement payable d’avance.


Paysages de femmes


Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, ô gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué
Jamais navigué de sa vie.

Le cœur craignait de chavirer,
Mais la mer se faisait si belle,
Qu’il ne sut pas lui résister,
Et vogue, vogue la nacelle.

Le cœur essuyant son chagrin,
S’embarqua, jeune d’espérance ;
Et, seul, Dieu sait ce qu’il advint
De ce pauvre cœur en partance…

Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, ô gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué,
Jamais navigué de sa vie…

Jean Ajalbert.


À Caughnawaga


COMBIEN de Montréalaises ont visité le village Iroquois, sis, tout près d’elles, au bord du fleuve, en face de Lachine ? Peu, je crois, tant il est vrai qu’on ne visite un endroit qu’à la condition d’en vivre très loin ou de n’y être parvenu qu’après beaucoup d’attente et de sacrifices.

C’est pourtant une intéressante promenade à faire que celle dont je viens vous entretenir, à moins que l’excellente compagnie qui m’entourait et l’accueil aimablement sympathique qui nous attendait là-bas, n’aient surtout contribué à me rendre particulièrement agréable l’impression qui m’est restée de cette excursion.

Oui, il a fallu que cette impression fut forte, en vérité, pour faire oublier ce vent furieux, ce tonnerre grondant, ces éclairs fulgurants, cette pluie surtout, qui tombait violente et nous aveuglait en nous inondant. C’est à l’esprit aventureux de Mlle Durieux, chef de l’expédition, que nous devions de marcher dans de pareilles circonstances. Huit jours auparavant, il avait été décidé que nous irions un samedi à la réserve indienne, et, le samedi arrivé, ni la tempête, ni les objurgations purent faire reculer d’un seul jour la date du projet. La ténacité fait accomplir de grandes choses. Que le capitaine Bernier s’en souvienne dans sa recherche du Pôle Nord.

Mlle Durieux, donc, désirait se rendre à Caughnawaga, pour remettre à M. l’abbé Forbes, curé de la paroisse, des cadeaux de la part du bon oncle des Canadiens, M. Louis Herbette, conseiller d’État, qui tenait à prouver, d’une façon tangible, qu’il n’avait pas oublié, ni la réception enthousiaste que lui avaient donnée les habitants de Caughnawaga, ni le baptême qu’il y reçut, ni le filleul, enfin, qu’il tint, à son tour, sur les fonts baptismaux, par une claire après-midi de juin et dont le nom infiniment poétique — Le Long Ciel Bleu — mettra un peu, je l’espère, de sa couleur dans son horizon.

Mademoiselle Milhau, professeur au Royal Victoria College de l’Université McGill, s’était aussi jointe à nous. Voir de près des Iroquois, de vrais Iroquois en chair et en os, voilà qui n’est pas banal, et c’est un événement à raconter quand on retournera dans le Midi de la France. Seulement, un désappointement attendait ces demoiselles. Comment, sont-ce là ces farouches guerriers dont le tomahawk naguère ouvrait les crânes et broyait les os, ces hommes portant avec aisance l’habit et le faux-col ? Quoi ! pas le moindre bouquet de plumes sur ces têtes, pas la plus mince chevelure à leur ceinture ? J’avoue, moi-même, que je me sentis un peu humiliée devant tant de civilisation. Ces dames insistèrent pour qu’on leur fit au moins voir un costume national. Hélas ! il n’en reste que ce que la tradition a bien voulu nous conserver ; le tatouage, le collier, les anneaux sont allés rejoindre la hache de guerre et si les convenances gagnent à l’état actuel des choses, le pittoresque sûrement y perd.

Le chef Jocks, prévenu qu’il n’avait pas été oublié dans les présents de M. Herbette, vint au presbytère immédiatement après notre arrivée, pour souhaiter galamment la bienvenue aux Françaises d’outre mer, lesquelles eurent d’ailleurs, sans contredit et sans récriminations, les honneurs de la journée.

Mais le héros de ces héroïnes, je le déclare, au risque de faire rougir d’envie plus d’un Visage Pâle, fut Jocks, le chef Jocks. Ce nom qui éveillait dans les esprits le souvenir d’une jeunesse particulièrement brillante, ce nom qui aurait fait battre, il n’y a pas tant de lunes encore, le cœur timide de plus d’une vierge montréalaise, Jocks enfin, dont la personnalité sut même arrêter sur elle le caprice d’une reine de théâtre, parut avec toute l’auréole de la célébrité, et sut, ce qu’il y a de mieux encore, conserver son prestige.

Durant quelques heures, il revécut son passé ; on eut dit, je ne sais quelle marée montante de souvenirs qui envahissait son esprit, faisait luire d’un éclat plus vif, le feu sombre de sa pru-