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LE MÉNESTREL

Les plus étonnantes et les plus choquantes oppositions s’y produisaient. On y voyait Orphée et saint Jean-Baptiste fraternellement unis, Diane et Marie-Magdeleine chastement enlacées. Le jour de la Fête-Dieu, Cybèle et Saturne prenaient le pas sur les personnages des deux Testaments.

Il faut citer aussi les Spiels, dont les Alsaciens avaient la spécialité. Vers Noël, de nombreuses troupes descendaient des Vosges dans la plaine, pour y représenter d’une façon pittoresque, sinon variée, le mystère de la crèche, l’adoration des Rois-Mages et la fuite en Égypte. Là, pas de mise en scène pompeuse, pas de danses échevelées, pas d’emprunts au Parnasse ! Les vieux noëls alsaciens, si candides, si naïvement imagés, faisaient à peu près tous les frais de ces jeux primitifs.

Ces noëls, les Lorrains ne pouvaient se lasser de les entendre. D’autant qu’ils étaient assez pauvres en musique. Cependant il faut signaler les chansons de geste, fort à la mode au xiie siècle, et qui avaient pour objet le récit des haines féodales et des longues guerres de la maison de Lorraine contre les Fromont, comtes de Soissons, Lens et Bordeaux, au xie siècle. Elles exaltaient de vaillants guerriers : Hervis de Metz, Gilbert de Metz, Anseïs, Garin le Loherain… La plupart des chansons de geste avaient, paraît-il, pour auteur un ménestrel, errant sans doute, Jean de Flagy.

Sous le rapport des exécutants, la Lorraine paraît avoir été plus favorisée, et l’on cite même un chantre du nom de Philippe Magdon, originaire du duché de Bar, qui fut appelé, sur sa réputation, par René d’Anjou à sa cour de Saumur, où les plus grands artistes du temps se trouvaient réunis. Il est vrai que ce Magdon fut remercié, ses talents ne répondant pas à l’attente du Mécène couronné ; mais nous voyons aussi que, dans la suite, René fit venir des artistes lorrains en Provence, où il se plaisait à réunir les meilleurs virtuoses et les chanteurs les plus renommés de France et d’Italie, ce qui prouve que les musiciens de Bar et de Nancy n’étaient, quand même, pas si mauvais.

C’est aussi qu’ils s’étaient frottés à l’admirable cohorte musicale que René avait ramenée chez eux, lorsqu’il fut nommé duc de Lorraine. La musique du duc d’Anjou passait pour la meilleure de toutes celles qu’entretenaient les grands vassaux de la couronne, voire la couronne elle-même. Sa maîtrise se composait de douze chantres et d’un nombre approprié d’enfants de chœur, dont les voix étaient soutenues par une musique de chapelle très nombreuse. En outre, le duc entretenait une musique de chambre des plus complètes, sans préjudice des passants, venus, comme nous l’avons dit, de tous les coins de l’Europe.

L’histoire ne nous a pas légué les noms de ces virtuoses, chanteurs ou sonneurs (en ce temps-là le verbe sonner s’appliquait aussi bien aux instruments à cordes qu’aux instruments à vent). Mais, grâce aux recherches d’un érudit, M. Jacquot, facteur et luthier à Nancy, qui a publié un ouvrage du plus haut intérêt sur la musique en Lorraine, la composition de l’orchestre du duc René nous est connue. La bande de ses musiciens se composait de sonneurs sonnant la flûte, la musette, le chalumeau de cornemuse, le doux-de-mer ou doulcemer, qui n’était autre que la douçaine, appelée plus tard ténor de hautbois, la harpe, le luth, le choro, le manicordion, la timbale recouverte de cuir noir, le cor en verre émaillé, en corne ou en bois, et enfin la guiterne ou guitare. Nous ne parlons pas du tambourin, qui était de tous les morceaux tendres ou gais, profanes ou religieux. Les ménestrels en jouaient en chantant leurs rondels ou en soufflant dans une flûte à bec, comme l’usage s’en est conservé dans le Midi, et les dames elles-mêmes ne dédaignaient pas de se montrer de véritables virtuoses sur le tutu panpan. Le duc montrait d’ailleurs l’exemple sur ce point, car il comptait parmi ses plus beaux titres à l’admiration de ses contemporains les sons précipités et scandés qu’il tirait de sa casse longue. S’il n’était encore, à cette époque, que souverain in partibus de Naples et de Sicile, il était du moins le roi des tambourinaires, et cette royauté lui suffisait, en attendant mieux.

Quand il partit pour la Provence, d’où ses destinées devaient le ballotter tantôt en Italie, tantôt en Anjou, toute cette belle musique le suivit, pour s’accroître à chaque étape, et ce fut un véritable deuil public à Nancy et dans ses environs ; car les Lorrains avaient pris goût aux solennités musicales, et ils souffraient d’avoir à s’en passer. Plus de douçaine, plus de musette, et surtout plus de tambourin ! Heureusement il restait l’orgue, cet instrument immuable, dont la perfection primitive s’est, à travers les siècles, et sauf quelques modifications de détail, transmise aussi pure qu’au temps de Charlemagne.

Et, en vérité, il n’était pas à dédaigner, l’orgue de Charlemagne, qui, d’après le moine Saint-Gall, imitait à la fois le bruit du tonnerre, l’harmonie de la harpe et le son de la cymbale. Un peu plus tard, au xe siècle, d’après le moine Volstan, l’orgue de Winchester avait quatre cents tuyaux et vingt-six soufflets, que soixante-dix hommes robustes ne pouvaient mouvoir qu’avec peine. Et dans le même temps, un abbé de Rieval, Ealred, s’élevait contre le bruit assourdissant de cet instrument géant : « À quoi sert, s’écriait-il, ce terrible fracas de soufflets, semblable au bruit du tonnerre plutôt qu’à la douceur des voix ? »

Moult oïssiez orgues sonnez
Et clercs chantez et orguenez,

lisons-nous dans le Roman du Brut, de Robert Wace. Et, de même, pour les instruments plus doux que les orgues de salon de l’époque, nous découvrons ce passage dans le célèbre Roman de la Rose :

Orgues avoient bien maniables
À une main portable,
Où il mesure, souffle et touche
Et chante à haute et pleine bouche
Mottez à contre et à tenure.

On avait donc des orgues « bien maniables » en Lorraine, et comme l’ostracisme, dont celles « où clercs sonnaient et orguenaient » étaient frappées dans l’ouest, n’existait pas dans l’est, les dilettantes de Nancy, de Toul et d’Épinal pouvaient, à l’église, se régaler de leur plaisir favori.

Longtemps ils durent se contenter de ce délassement ; car le retour du duc René en temps de trouble, vers 1343, ne leur ramena point sa musique. Elle était restée à Châlons-sur-Marne pour faire honneur au roi Charles vii, que le duc s’empressa de rejoindre, aussitôt les mutins rentrés dans l’ordre. Enfin, pendant la régence de la duchesse Isabelle et le règne purement nominal de son fils Ferry, les instruments se turent de même, faute d’instrumentistes.

Le bon roi René avait, une fois pour toutes, fait faux bond à ses fidèles sujets lorrains. Il aimait, suivant la chronique, à se promener aux endroits les plus exposés au soleil. Aussi ne le revirent oncques les plaines froides et la montagne blanche de sa bonne Lorraine.

(À suivre).

Edmond Neukomm.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

De notre correspondant de Belgique (6 septembre). — La Monnaie a rouvert ses portes lundi. Les premières soirées ont été bonnes. Faust a servi de rentrée à Mlle Tanesy, une Marguerite correcte et de belle voix, sinon de sentiment bien profond, à M. Séguin, un admirable Méphistophélès, donnant une correction si artistique à tout ce qu’il touche, et à M. Cossira, qui a chanté le rôle de Faust d’une façon tout à fait remarquable. Succès aussi pour M. Beyle, un nouveau baryton, dans le personnage de Valentin. En revanche la nouvelle dugazon, Mlle Girard, qui remplace la charmante Mme Paulin, ne paraît pas devoir la faire oublier. Le lendemain nous avons revu, dans Werther, la gracieuse et sympathique Mlle Lejeune, doucement touchante dans le rôle de Charlotte, et fait la connaissance de M. Bonnard, le successeur de M. Leprestre. M. Bonnard avait déjà remporté de bruyants succès l’an dernier, à Anvers, dans Werther. C’est un artiste, un chanteur d’infiniment de goût, et le public lui a fait le meilleur accueil. Grâce à lui et à Mlle Lejeune, sans oublier MM. Ghasne et Gilibert, qui n’ont pas démérité depuis l’an dernier, le délicieux ouvrage de M. Massenet a retrouvé tout son succès. L’orchestre, sous l’habile direction de M. Flon, a détaillé cette fine partition avec un soin exquis. Une seule petite ombre au tableau : la direction avait cru pouvoir confier à une jeune débutante, sortie tout fraîchement du Conservatoire, Mlle Bolle, le joli rôle de Sophie ; son inexpérience l’a mal servie, et les pages ensoleillées de l’œuvre s’en sont ressenties désagréablement. — Mlle Armand a fait une rentrée brillante dans Orphée ; sa voix, atteinte l’an dernier par un excès d’imprudente fatigue, a paru avoir retrouvé, à peu de chose près, toute sa richesse et toute sa fraîcheur, et elle chante toujours admirablement la sublime musique de Gluck. Enfin, le soir même, nous avons eu, dans Mireille, les très intéressants débuts de Mlle Merey, une jeune élève de Mme Laborde ; la voix est peu volumineuse, mais des plus agréables ; et Mlle Merey a fait preuve d’une intelligence artistique et d’une sûreté rare chez une débutante : son succès a été très vif, et je ne crois pas trop m’avancer en prédisant qu’elle fera parler d’elle. Débuts aussi, le même soir, de Mlle De Roskilde, qui jouait l’hiver dernier Sainte-Freya aux Galeries, et dont la voix charmante de mezzo a produit, dans le rôle de l’aveu la meilleure impression.

L. S.

— Au théâtre de l’Opéra impérial de Vienne, le célèbre ténor Van Dyck a effectué sa rentrée le mercredi 5 septembre en chant le rôle de Des Grieux dans Manon ; demain lundi il chantera Werther. C’est la troisième année que les deux opéras de Massenet tiennent l’affiche à Vienne, sans désemparer.