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LE MÉNESTREL

cédé à ce goût de faux archaïsme, si démodé aujourd’hui, qui eût poussé les adaptateurs des temps romantiques à émailler les vers de mots destinés à « donner la couleur de l’époque » : Oncques, moult, cuider, mengier, pastoure ou compaignie' ! Mas si sa traduction est écrite en langue moderne, ce qui est, ce me semble, l’habituelle qualité des traductions, elle n’en est pas moins respectueuse de l’œuvre primitive, dont elle donne, j’en suis convaincu, l’idée la plus juste et la plus fidèle.

L’objectif du musicien a été identiquement le même. Les habitudes modernes des chanteurs et du public n’ayant pas permis de mettre à exécution l’idée de faire entendre la musique de Robin et Marion sans aucun accompagnement instrumental, comme elle l’avait été au xiie siècle, il a bien fallu composer cet accompagnement de toutes pièces. Et, la encore, il importait de ne pas tomber dans le pastiche. Que pasticher, en effet ? Nous avons vu qu’au temps d’Adam de la Halle, l’harmonie accompagnante n’existait pas. D’autre part, l’harmonie vocale, diaphonie ou déchant, était basée sur des principes transitoires et en opposition avec ceux de l’art moderne.

Fallait-il donc, sous prétexte d’ « ancienne musique », d’ « ancêtre de l’opéra-comique », imiter le style de Lully, ou bien celui de Grétry. Personne, assurément, ne l’eût voulu. Le seul moyen de résoudre le problème consistait, pour le moderne collaborateur d’Adam de la Halle, à s’inspirer intimement des formes des mélodies, en dégager exactement le sens harmonique, sans préoccupation de vaine archéologie, et en mettre en relief les formes, soit par des accords, soit par des dessins secondaires bien appropriés, soutenant la ligne mélodique sans jamais la couvrir. C’est ce but que je me suis efforcé d’atteindre. Et si parfois cette recherche m’a conduit à adopter des formes qui semblent mieux en rapport avec l’esprit de la musique moderne qu’avec l’idée que nous nous faisions de celle du moyen âge, c’est qu’en réalité certaines mélodies du Jeu de Robin et Marion sont très modernes, — demeurées vivantes, jeunes, fraîches comme au premier jour.

La principale licence qui ait été prise a consisté, dans les cas, assez nombreux, où les morceaux de musique se composent d’une simple phrase de quelques mesures, à redire deux ou trois fois cette phrase en ajoutant aux paroles quelques nouveaux couplets. Sans cela l’auditeur aurait eu à peine le temps de fixer son attention sur certains chants, si brefs qu’à peine commencés ils se seraient trouvés déjà finis.

Enfin, pour donner un peu plus d’intérêt musical à la longue scène finale des jeux pastoraux, scène presque entièrement dénuée de musique, les auteurs de l’adaptation se sont permis d’introduire deux chansons populaires recueillies de notre temps d’après la tradition orale. La faute est-elle très grave ? Je ne le crois pas. Tout d’abord nous n’avons jamais eu le noir dessein de faire accroire aux gens que ces deux chansons étaient de la composition d’Adam de la Halle, et le reproche d’avoir introduit subrepticement dans l’œuvre des éléments étrangers ne saurait nous atteindre, puisque ces deux chansons ont été prises dans un recueil de chansons populaires qui n’est point ignoré du public, et où il n’est pas une seule fois question du Jeu de Robin et Marion. Même la franchise du procédé fut telle qu’une des chansons choisies, publiée pour la première fois dans ledit recueil, est redevenue populaire et se chante couramment aujourd’hui dans les rues de Paris[1].

Peut-être est-ce précisément pour cela que la présence de cette chanson dans une œuvre du xiiie siècle a pu sembler déplacée : il n’est pas habituel, en effet, que les chansons des rues de Paris aient une origine qui leur puisse permettre de figurer sans anachronisme dans une œuvre d’une pareille ancienneté.

Celle-ci cependant fait exception, je puis l’affirmer.

Les chansons populaires, en effet, ont des origines qu’il est le plus souvent très difficile, sinon impossible, de déterminer avec exactitude, mais qui sont quelquefois très anciennes. Il en est dont les caractères indiquent avec évidence une existence de plusieurs siècles, et qui n’avaient jamais été écrites ni imprimées nulle part avant d’avoir été recueillies par nos modernes folk-loristes. Par une exception fort rare, et qui ne s’étend peut-être pas à plus de vingt chansons, les paroles des premiers couplets et la première partie de la mélodie de la chanson « En passant par la Lorraine » se trouvent notées dans un livre de musique du xvie siècle, le Tiers livre de chansons nouvellement composé… chez Adrien le Roy et Robert Ballard, 1561 ; elles y servent de thème à une composition à quatre voix d’Arcadelt. Voilà donc une preuve positive de l’ancienneté de cette chanson, qui, sans doute populaire longtemps avant l’époque de cette publication toute fortuite, est, en tout cas, fort antérieure soit au mouvement polyphonique palestrinien, soit aux opéras du xviie et du xviiie siècle, soit aux ariettes de l’ancien opéra-comique, si vieillottes au bout de cent ans, alors que l’antique chanson populaire a conservé toute sa jeunesse.

Pour l’autre chanson : « Rossignol du bois joli, » il suffit d’ouvrir les Chansons du xve siècle de MM. Gaston Paris et Gevaert, le plus ancien recueil de ce genre qui soit actuellement à notre disposition, pour voir que ce thème était des plus communs dans la plus vieille chanson française : sur les cent quarante-trois chansons de tout genre (une bonne moitié non populaires) dont se compose ce livre, on n’en trouve pas moins de douze[2] où s’intercale un couplet de Rossignolet, ayant le même sens, les mêmes caractères et la même expression que la chanson populaire. Quant à la ligne mélodique, avec sa tonalité si caractéristique (elle appartient au premier ton du plain-chant), elle porte en elle-même de suffisantes marques de son origine reculée.

Il est vrai encore que le xve et le xvie siècle, cela n’est pas le xiiie. Mais, outre que ces chansons, dont les premières traces écrites se manifestent seulement à cette époque, existaient déjà depuis longtemps peut-être dans la tradition orale, il est constant que la chanson populaire, loin d’être soumise aux conventions changeantes et aux fluctuations de style des arts savants, reste, à travers les âges, toujours semblable à elle-même, et comme immuable ; et de même que le livre de Chansons du xve siècle renferme encore des morceaux appartenant au cycle de Robin et Marion, de même des chansons, peut-être composées un peu postérieurement, ne présentent-elles aucun désaccord essentiel avec celles de la période précédente.

Quant à la nature même de la musique, il a été suffisamment démontré que celle du Jeu appartient au fonds populaire pour que l’on puisse définitivement admettre que l’immixtion des deux morceaux en question n’était aucunement menaçante pour l’unité du style. Ce n’était pas introduire un élément étranger que de placer, à côté de chansons populaires, d’autres chansons populaires, et la présence de celles-ci ne fait aucun tort à la considération due au génie d’Adam de la Halle, puisque ce génie est aussi parfaitement étranger à la composition des unes que des autres.

Nous pensons donc que l’on peut accepter sans crainte, comme très sincère, cette restauration du Jeu de Robin et Marion, et tirer de là une double conclusion : d’une part, glorifier l’esprit charmant du vieux trouvère qui a si ingénieusement encadré les mélodies populaires de son temps ; d’autre part, célébrer le génie musical de la race française, qui se manifeste encore, dans cette œuvre vénérable, non peut-être sous un aspect très élevé, mais, après une si longue révolution des siècles, toujours aimable, alerte et spontané.

fin
Julien Tiersot.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

PRISONS RÉVOLUTIONNAIRES

i
Contraste de la musique en prison avec la musique en plein air pendant la Révolution. — Marie-Antoinette joue l’Hymne des Marseillais au Temple ; était-ce un clavecin ou un piano-forte ? — L’éducation musicale donnée par Simon au Dauphin. — Le talent de Mme Cléry et la prudence de Lepitre. — Les concerts du Temple en 1795 ; toujours Mme Cléry et toujours Lepitre ; romances politiques ; la Jeune Prisonnière de Brévannes ; délivrance.

Des plumes, plus autorisées que la nôtre, ont défini ici même, avec une rare précision, le caractère bien tranché de la musique révolutionnaire : de la force, de l’énergie, de la couleur, accentuées

  1. La chanson « En passant par la Lorraine », recueillie dans la tradition populaire, a été exécutée pour la première fois devant un auditoire parisien dans un concert organisé par l’auteur de cette étude, au cercle Saint-Simon, le 2 mai 1887 ; elle eut pour première et charmante interprète Mlle Mathilde Auguez, alors toute jeune élève du Conservatoire. Plusieurs années après, M. Louis Ganne, mon ancien camarade de Conservatoire, m’ayant demandé de lui indiquer une chanson populaire qu’il désirait intercaler dans une Marche lorraine, composée pour la visite du Président Carnot à Nancy, je l’engageai à emprunter cette mélodie à mon recueil ; c’est au succès qu’a obtenu ce morceau qu’est dû son renouveau de popularité. Malheureusement d’autres arrangements de mauvais goût, et notamment l’adaptation de nouvelles paroles, ont eu parfois pour effet de gâter l’aspect si charmant de la chanson, qui, sous sa forme originale, est loin d’avoir le caractère vulgaire avec lequel, par suite de promiscuités fâcheuses, elle nous apparaît trop souvent aujourd’hui.
  2. Chansons du xve siècle, no 5, 72, 77, 104, 106, 117, 120, 121, 123, 124, 132, 139.