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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°29.pdf/6

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LE MÉNESTREL

déjà une virtuose, accompagnait sur la harpe cette romance de Lepître chantée par Hue, romance dont elle avait écrit la musique :

Las ! avec moi gémissez, cœurs sensibles ;
Ils sont passés, les jours de mon bonheur.
Plus ne verrai moments doux et paisibles,
Et désormais vivrai pour la douleur.
Lugubres chants, répétés sur ma lyre,
Par vous seront mes regrets exprimés.
Autre refrain que ces mots ne puis dire :
Ils ne sont plus, ceux que j’ai tant aimés.

Mais bientôt le chanteur entonnait cet hymne d’espérance, dû à l’infatigable collaboration de Lepître et de Mme Cléry :

Calme-toi, jeune infortunée,
Bientôt ces portes vont s’ouvrir,
Bientôt, de tes fers délivrése,
D’un ciel pur tu pourras jouir.
Mais en quittant ce lieu funeste,
Où régna le deuil et l’effroi,
Souviens-toi, du moins, qu’il y reste
Des cœurs toujours dignes de toi.

Hue cédait alors sa place à Mlle de Brévannes, qui chantait ses propres compositions, entre autres la Jeune Prisonnière, dont nous donnons ici, comme nous l’avons déjà fait pour les romances précédentes, le premier couplet :

Du fond de cette tour obscure,
Où m’a confinée[1] le malheur,
Vainement toute la nature
Me paraît sourde à mes douleurs.
Ah ! cependant des cœurs sensibles
Que je sais s’occuper de moi,
Rendent mes chaînes moins ménbles
En me prouvant encor leur foi.

« Madame, écrit gravement Lepître, écoutait sur un pot à fleurs renversé. »

Les jours de concert, la foule se rassemblait — cette vieille habitude parisienne n’étonnera personne — pour prendre sa part d’une manifestation à laquelle ses goûts d’opposition systématique trouvaient une certaine saveur contre-révolutionnaire. Il arriva même qu’à l’anniversaire de la Saint-Louis, la muse jusqu’alors timorée de Lepître se permit de telles hardiesses que le gouvernement en prit ombrage et interdit les concerts.

C’était pure comédie : car, quelques jours après, Madame partait pour la frontière, où les commissaires de la Convention devaient échanger la jeune princesse contre des officiers et des députés français, prisonniers de l’Autriche.

Lepître, chez qui le sentiment de la fidélité n’exclut pas celui de l’inté^ret personnel, a soin d’accompagner sa relation, que s’arrachaient les âmes bien pensantes de la Restauration, de ce nota piqué au dessous de ses poésies :

« Ces romances et deux autres, composées dans le même temps et que j’ai placées à la fin de cet ouvrage, se vendent avec la musique et les accompagnements chez Siéber, rue des FIlles-Saint-Thomas, no 21. »


(À suivre.)

Paul d’Estrée.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

De notre correspondant de Belgique (16 juillet) — La période des concours annuels du Conservatoire de Bruxelles vient de se terminer. L’ensemble des résultats a été excellent, démontrant les qualités remarquables d’un enseignement auquel la direction de M. Gevaert ne cesse de donner une impulsion progressive. Alors même que, dans certaines classes et à certains moments, les éléments exceptionnellement doués viennent à manquer, la « tenue » générale est toujours élevée ; on n’y vise pas à faire uniquement des virtuoses, mais à former surtout des musiciens. À cet égard, les classes d’instruments ont été cette année très productives, dans une moyenne solide et sérieuse, dont profiteront nos orchestres, de plus en plus exigeants et absorbants. Une seule nature d’artiste, tenant un peu du classique « prodige », est à signaler, dans la classe de violoncelle de M. Éd. Jacobs : c’est Mlle Ruegger, une gamine encore, qui a décroché un premier prix avec la plus grande distinction et qui possède tout ce qu’il faut pour faire le bonheur des publics de concerts. Dans les classes de violon, pépinières habituelles de Paganinis, rien de très en dehors ne s’est révélé, bien que les premiers prix aient été nombreux : de bons exécutants faisant honneur à leurs professeurs MM. Ysaye, Cornélis et Colyns. Parmi les pianistes, une petite « prodige », remarquée déjà l’an dernier, Mlle Laenen, a continué à étonner ses juges non moins par son assurance que par sa facilité à transposer instantanément les fugues de Bch dans tous les tons imaginables ; un élève de M. de Greef, M. Lenaerts, a brillé par des mérites rares, qui lui assurent très probablement une belle carrière ; le reste est simplement honorable. Quant aux chanteurs et aux chanteuses, ils ont paru assez faibles ; on a couronné dans la classe de Mlle Warnots d’agréables vocalistes, et dans celle de Mme Cornelis, Mlle Collet, douée d’une voix charmante. Enfin, cette année, les classes de déclamation ont fait un peu parler d’elles. Dans le tas de sujets très faibles, une tragédienne réelement douée, Mlle Denys, s’est révélée. Sera-ce une future Dudlay, ou davantage même ? Souhaitons-le. On a remarqué aussi une comédienne, extrêmement fine et délurée, qui répond au nom familier de Polyte. Cette demoiselle Polyte avait déjà paru sur les planches, au théâtre Molière ; elle y retournera certainement et y fera

carrière. Retenez, à Paris, ces deux noms-là.

L. S.

— De l’Éventail, de Bruxelles : « La Belgique ne participera pas à l’exposition du théâtre et de la musique qui s’ouvrira à Paris à la fin du mois. Le nombre des adhésions n’était pas suffisant. Il est vrai qu’on s’y est pris un peu tard. Le comité belge dont nous avions annoncé la formation a été dissous. »

— Un journal de Bruxelles annonce que M. Paul Gilson a été chargé par le gouvernement belge de composer une cantate pour l’ouverture de l’Exposition internationale de 1897. Elle sera exécutée, le jour de l’ouverture, par toutes les musiques militaires de la garnison, plus de 500 chanteurs, formant un ensemble de 1.200 exécutants.

— L’empereur Guillaume ii a dédié à l’impératrice de Russie une Mache du couronnement, de sa propre facture. On ne sait pas encore si cette nouvelle composition sera livrée à la publicité, comme le fameux Hymne à Aegir. Nos lecteurs se rappellent que Guillaume ii a composé pour l’empereur Nicolas ii un tableau allégorique représentant les dangers de la race jaune pour la civilisation européenne. La cour de Russie aura donc l’occasion d’admirer tous les talents du dilettante couronné.

— Le musée Richard Wagner, à Eisenach, est déjà complètement installé dans l’ancienne villa du poète Fritz Reuter, qui appartient à la ville d’Eisenach. La bibliothèque, à elle seule, remplit le premier étage ; au rez-de-chaussée on trouve les autres objets de la grande collection réunie par M. Œsterlein, de Vienne. Le musée Richard Wagner sera bientôt ouvert au public, et les nombreux pèlerins de Bayreuth pourront facilement le visiter, car la distance entre les deux villes n’est pas bien importante, et la Wartburg, à elle seule, vaut bien un petit détour.

— L’exposition du centenaire de Franz Schubert à Vienne promet d’être fort brillante. Jusqu’à présent, le comité s’est assuré l’exposition d’environ six cents objets différents qui se rattachent au maître du lied et parmi lesquels se trouvent plusieurs œuvres d’art de premier ordre. Les mélodies de Schubert, qui ont popularisé beaucoup de poésies qui seraient oubliées à l’heure qu’il est sans le concours de la musique, ont inspiré un grand nombre de peintres, et dans les musées de Munich et de Berlin se trouve maint tableau qui se rattache ainsi au compositeur viennois. Le comité va s’adresser au prince-régent de Bavière et à Guillaume ii pour obtenir l’exposition de ces peintures à Vienne, et le ministère des affaires étrangères d’Autriche-Hongrie a promis d’appuyer cette demande.

— Un correspondant allemand de la Perseveranza, de Milan, lui donne des nouvelles assez peu satisfaisantes de deux opéras dont nous avons annoncé la récente apparition. À propos d’Ingo, de M. Philippe Rüfer, donné à l’Opéra de Berlin, il écrit : « Le sujet est tiré d’une vieille légende allemande ; la musique est savante, bien faite, mais d’aucun effet. Rüfer est un musicien instruit, qui connaît bien la fugue, la sonate, la symphonie, l’instrumentation et les voix. Mais, diable ! toutes ces connaissances ne suffisent pas pour créer un chef-d’œuvre. Il manque la fameuse étincelle. Sans elle, l’œuvre d’art demeure une chose inachevée, qui peut inspirer l’estime, le respect, mais jamais ni sympathie, ni enthousiasme. Aussi peut-on dire de cet Ingo : il naquit et il mourut ! » Voilà pour le compositeur belge ; passons au compositeur italien, dont le même correspondant parle ainsi : « Crescenzio Buongiorno s’est présenté au théâtre de Leipzig avec son opéra Festa del carro, travail du genre de ceux qui pullulent aujourd’hui en Italie dans le camp des véristes (les véristes sont les naturalistes de nos voisins) : scènes de jalousie avec brigands, coups de poignard, coups de couteau, batailles et ainsi de suite ; musique d’effet et appropriée au sujet, mais d’une trivialité qui rappelle la musique de cirque. Au résumé, talet, mais défaut absolu de doctrine. Voilà donc deux extrêmes qui se touchent, et ni l’un ni l’autre n’a l’ombre de vitalité. »

— L’Opéra royal de Berlin vient de jouer avec beaucoup de succès un nouveau ballet intitulé la Rose de Chiraz, livret de M. E. Graeb, musique de M. R. Eilenberg.

  1. « Me confina » demandait la prosodie.