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LE MÉNESTREL

intéressantes, le langage du cœur est un spectacle toujours varié. » Et, dans la lettre publique par laquelle il proposa sa première Iphigénie à l’Opéra : « Je me ferais encore une reproche plus sensible si je consentais à me laisser attribuer l’invention du nouveau genre d’opéra italien dont le succès a justifié la tentative : c’est à M. de Calzabigi qu’en appartient le principal mérite ; et si ma musique a eu quelque éclat, je crois devoir reconnaître que c’est à lui que j’en suis redevable, puisque c’est lui qui m’a mis à la portée de développer les ressources de mon art[1] ».

En effet, Calzabigi ne fut pas simplement l’exécuteur des volontés de Gluck, mais semble bien, au contraire, avoir pris une part directe et effective à la réforme. Longtemps après, à la suite d’un dissentiment, il en revendiqua sa part, qu’il s’attribua très large :

« Je ne suis pas musicien, mais j’ai beaucoup étudié la déclamation. On m’accorde le talent de réciter fort bien les vers, particulièrement les tragiques, et surtout les miens.

J’ai pensé, il y a vingt-cinq ans, que la seule musique convenable à la poésie dramatique, et surtout pour le dialogue et pour les airs que nous appelons d’azione, était celle qui approcherait davantage de la déclamation naturelle, animée, énergique ; que la déclamation n’était elle-même qu’une musique imparfaite ; qu’on pouvait la noter telle qu’elle est, si nous avions trouvé des signes en assez grand nombre pour marquer tant de tons, tant d’inflexions, tant d’éclats, d’adoucissements, de nuances variées, pour ainsi dire, à l’infini, qu’on donne à la voix en déclamant. La musique, sur des vers quelconques, n’étant donc, d’après mes idées, qu’une déclamation plus savante, plus étudiée, et enrichie encore par l’harmonie des accompagnements, j’imaginai que c’était là tout le secret pour composer de la musique excellente pour un drame ; que plus la poésie était serrée, énergique, passionnée, touchante, harmonieuse, et plus la musique qui chercherait à la bien exprimer, d’après sa véritable déclamation, serait la musique vraie de cette poésie, la musique par excellence.

J’arrivai à Vienne en 1761, rempli de ces idées. Un an après, S. E. M. le comte Durazzo, pour lors directeur des spectacles de la cour impériale, et aujourd’hui son ambassadeur à Venise, à qui j’avais récité mon Orphée, m’engagea à le donner au théâtre. J’y consentis, à la condition que la musique en serait faite à ma fantaisie. Il m’envoya M. Gluck, qui, me dit-il, se prêterait à tout.

Je lui fis la lecture de mon Orphée, et lui en déclamai plusieurs morceaux à plusieurs reprises, lui indiquant les nuances que je mettais dans ma déclamation, les suspensions, la lenteur, la rapidité, les sons de la voix tantôt chargés, tantôt affaiblis et négligés dont je désirais qu’il fît usage pour sa composition. Je le priai en même temps de bannir i passagi, le cadenze, i ritornelli, et tout ce qu’on a mis de gothique, de barbare, d’extravagant dans notre musique. M. Gluck entra dans mes vues.

Mais la déclamation se perd en l’air, et souvent on ne la retrouve plus ; il faudrait être toujours également animé, et cette sensibilité constante et uniforme n’existe point. Les traits les plus frappans s’échappent lorsque le feu, l’enthousiasme s’affaiblissent. Voilà pourquoi on remarque tant de diversité dans la déclamation de différents acteurs pour le même morceau tragique : dans un même acteur, d’un jour à l’autre, d’une scène à l’autre. Le poète lui-même récite ses vers tantôt bien, tantôt mal.

Je cherchai des signes pour du moins marquer les traits les plus saillans. J’en inventai quelques-uns ; je les plaçai dans les interlignes tout le long d’Orphée. C’est sur un pareil manuscrit, accompagné de notes écrites aux endroits où les signes ne donnaient qu’une intelligence incomplète, que M. Gluck composa sa musique.

J’espère que vous conviendrez, monsieur, d’après cet exposé, que si M. Gluck a été le créateur de la musique dramatique, il ne l’a pas créée de rien. Je lui ai fourni la matière, ou le chaos, si vous voulez : l’honneur de cette création nous est donc commun[2]. »


Il est à croire que le poète mécontent — genus irritabile ! — exagère quelque peu son importance. Il est difficile, notamment, que Gluck ait eu besoin de ses conseils pour bannir « les passages, les cadences, les ritournelles » et pour avoir des idées personnelles sur la déclamation musicale. Le plus juste sera d’admettre que Gluck et Calzabigi, ayant, chacun de son côté, fait un rêve analogue, se seront, dès la première rencontre, parfaitement compris l’un l’autre : aussi bien pouvons-nous, sans aucune difficulté, accepter la conclusion formulée par le poète, à laquelle son illustre collaborateur avait par avance souscrit.

De cet échange de vues sortit tout d’abord la partition d’Orfeo ed Euridice.

Gluck était âgé de près de cinquante ans lorsqu’il produisit cette œuvre, et cependant il s’y trouve tant de sincérité, de spontanéité, de fraîcheur d’inspiration, qu’on la prendrait pour une œuvre de jeunesse. Elle l’est, en vérité, car d’Orfeo date, pour Gluck, le commencement d’une nouvelle vie artistique.

Il serait vain de prétendre établir une échelle de mérite entre les cinq chefs-d’œuvre qui ont consacré sa gloire. Du moins, après avoir examiné avec soin quel fut le développement de son génie depuis Orfeo jusqu’à Iphigénie en Tauride, est-il permis de constater que cette évolution constitua, dans une certaine mesure, une transformation. Les raisons s’en déduisent aisément. Les opéras qu’il écrivit pour la France, d’ailleurs aussi débordants de génie que l’Alceste et l’Orphée italiens, étaient en quelque sorte des machines de guerre, des œuvres de combat. Là, il s’agissait de réaliser l’application de principes publiquement formulés ; il fallait subir les entraves inhérentes à tout système : de là quelque chose de plus calculé, d’une inspiration moins immédiate, — l’expression d’une volonté tenace, parfois non sans quelque sécheresse, dispositions dont les deux Iphigénies, notamment, portent dans leur musique des traces apparentes.

Avec Orfeo ed Euridice il en est différemment, car au moment où il l’écrivit, Gluck n’avait pas encore, à proprement parler, de système à appliquer. L’on sait, en effet, que la préface d’Alceste, sa deuxième grande œuvre italienne, est le premier document par lequel il ait formulé sa doctrine. Il se trouva donc libre de toutes parts. Pour la première fois, il sentit la joie d’être affranchi des conventions qui avaient pesé sur son génie durant toute sa jeunesse, tandis que, d’un autre côté, tout en ayant déjà l’intuition complète de l’œuvre à réaliser, il ne s’était pas encore posé formellement à lui-même les nouvelles règles auxquelles il devait s’astreindre par la suite.

Orphée constitue donc, dans l’évolution du génie de Gluck, une œuvre de transition, — mais en même temps une œuvre définitive, car elle participe à la fois des qualités de l’une et de l’autre période, à chacune desquelles elle se rattache par des liens multiples.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

BULLETIN THÉÂTRAL


DON JUAN À MUNICH

À Paris, où l’Opéra et l’Opéra-Comique préparent des représentations de Don Juan, on n’apprendra pas sans un vif intérêt le résultat de la reprise du chef-d’œuvre de Mozart au théâtre royal de la Résidence. Disons-le tout de suite, malgré l’insuffisance incontestable des solistes, qui semblent avoir perdu « l’art et la manière » de chanter Mozart, la résurrection de Don Juan à Munich a été des plus inté-

  1. Mercure de France, février 1773. Le bailli du Roullet écrivait de son côté : « D’après ces réflexions, ayant communiqué ses idées à un homme de beaucoup d’esprit, de talent et de goût, M. Gluck en a obtenu deux poèmes italiens qu’il a mis en musique. Plus tard encore, quand les critiques français, gluckistes ou piccinistes, racontèrent les circonstances qui avaient précédé la venue du maître à Paris, ils n’oublièrent pas de rendre hommage à son premier collaborateur, témoignant ainsi que la réforme était aussi bien dramatique que musicale. « Il a trouvé un poète digne de l’entendre et de le seconder, et ils ont donné l’Orphée et l’Alceste… » — « On vit arriver un musicien célèbre en Allemagne, qui, secondé d’un poète versé dans l’étude de nos théâtres… » — « Ses opéras sont les premiers qui aient été construits sur un plan à la fois musical et dramatique, soit qu’il ait lui-même dessiné ce plan, comme ses partisans lui en font honneur, soit qu’il ait suivi celui de Calzabigi dans Orphée… » Voy. Mémoires pour la révolution de Gluck, etc., pp. 3, 107, 159, 293.
  2. Lettre de Calzabigi au rédacteur du Mercure de France, août 1784 (au sujet du poème des Danaïdes, opéra de Salieri).