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LE MÉNESTREL

SEMAINE THÉATRALE


Renaissance. La Dame aux camélias, drame en 5 actes, d’Alexandre Dumas fils. — Comédie-Française. Montjoye, comédie en 5 actes, d’Octave Feuillet.

Mme Sarah Bernhardt, modifiant ses projets primitifs, a fait la réouverture de la Renaissance avec une reprise de la Dame aux camélias. Et de fait, au point de vue purement administratif, la combinaison n’a rien de maladroit, l’innombrable foule des étrangers, dont Paris est envahi pour le moment, devant être certainement plus attirée par la pièce d’Alexandre Dumas fils, célèbre dans le monde entier, que par une comédie nouvelle, fût-elle signée de M. Porto-Riche ou de M. Guiches.

Donc, une fois de plus, nous avons réentendu les couplets printaniers de l’idyllique Nichette, assisté aux ébats bruyants de l’insouciante Olympe et du vieux Saint-Gaudens, revu l’étonnante Prudence, le désagréable Varville, l’excellent monsieur Duval, le gentil Rieux, la dévouée Nanine et le mécène comte de Giray. Et, tous et toutes, nous les avons retrouvées avec le plaisir que l’on a à revoir de bonnes et anciennes connaissances, leur sentant bien l’air quelque peu vieilli, mais voulant attribuer principalement aux costumes 1840, dont on les a curieusement habillés, ces petits outrages causés par le temps irrespectueux.

Car elle date de 1849, cette Dame aux camélias, et si les trois premiers actes ne peuvent que très peu faire mentir leur acte de naissance, les deux derniers demeurent, d’ensemble, d’une vigueur et d’une jeunesse inouïes. Peut-être bien aussi, la manière dont la pièce est jouée est-elle pour beaucoup dans l’impression ressentie au début. M. Guitry oublie qu’Armand Duval est un « jeune premier » ; le scepticisme blagueur et l’émotion moderne à fleur de peau du héros d’Amants ne sont plus guère de mise ici, et jurent terriblement avec l’habit à large col et les cheveux ondulés ; il faut se livrer et se livrer tout entier, comme il le fait d’ailleurs au quatrième acte, où il apparaît supérieur. Mais ce n’est point de M. Guitry, ce n’est point non plus de la Dame aux camélias que les étrangers, et même les Parisiens, parleront en sortant de la Renaissance, c’est uniquement de Mme Sarah Bernhardt. Et la grande artiste, dans ce rôle qu’elle a fait sien, qu’elle vit de sa propre vie, qu’elle souffre de sa propre souffrance, qu’elle pleure de ses vraies larmes, reste, en plus d’une page, absolument incomparable, et d’émotion poignante et sincère.

J’ai parlé de Mme Sarah Bernhardt et de M. Guitry ; je m’en voudrais de ne point nommer, avec eux, d’abord MM. Brémond et Deneubourg, puis, encore, M. Angelo et Mmes M. Caron, Grandet, Boulanger et Seylor.


Plus jeune d’à peu près vingt-cinq années que la Dame aux camélias, Montjoye, que la Comédie-Française vient de remonter on ne pourra jamais savoir pourquoi, Montjoye a terriblement pris de l’âge, et les dernières générations qui n’ont pu assister ni à la première de 1863, ni à la reprise de 1878, seront fort bien venues à se grandement étonner du succès qui, jadis, accueillit la comédie d’Octave Feuillet. Ce n’est point que la pièce soit précisément mal faite et qu’elle manque de « situation », car il y en a plusieurs et d’assez hardies même, mais elle est si horriblement banale, malgré quelques mots heureux, si platement poncive, malgré quelques scènes très adroitement conduites, et si invraisemblable avec ses types usés de rastaquouères d’opérette, de vieux noceur que guette l’apoplexie, de petit noceur qui va se faire purifier, ne pouvant rien faire autre chose, sous les plis du drapeau de France, de vieux serviteur poussant l’honnêteté jusqu’à la malhonnêteté, ou vice versa, comme vous l’entendre le mieux, d’amoureux bucoliques, de capitaine de pompiers, de rosière et de lampions ! (Ces lampions, un des gros succès de la soirée, au lever de rideau du second acte ; j’ai vu le moment où la salle entière, pour tâcher à secouer sa torpeur, allait crier : Vive le Tsar !)

Montjoye ou « l’homme fort », lui-même, s’accuse aujourd’hui si outré qu’il en paraît faux et, encore, à la fin de l’action, si ganache qu’il en devient ridicule. Je sais bien que M. Leloi, malgré ses grandes qualités, a poussé le rôle au noir et au mélodrame plus que de raison ; n’empêche que le bonhomme se fait diablement illusion sur sa propre force.

À comédie banale, interprétation banale. Et ceci ne touche en rien au mérite d’artistes tels que MM. de Féraudy, Lambert fils, Laugier, Louis Delaunay et Mme Pierson. Le presque seul intérêt de la soirée s’est reporté sur Mlle Lara, interprète de la romanesque Lucie. Avec une voix un peu sourde et paraissant mal placée, avec une articulation demandant des soins spéciaux, Mlle Lara a fait montre de qualités de sentiment et mieux encore, de tempérament, principalement aux 3e et 5e actes, qui laissent deviner quelle place importante elle peut prendre un jour, surtout dans les personnages d’amoureuses.

Paul-Émile Chevalier.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

RELIGIONS

La musique, accompagnement obligé des sacrifices humains en Gaule, au Mexique, chez les Peaux-Rouges, au Dahomey. — Autodafés de l’Inquisition. — Ministres protestants aux îles Sainte-Marguerite. — Autres pasteurs aux galères ; symphonie et exercices de forçats. — Prêtres catholiques au donjon de Vincennes ; le serin de l’abbé d’Astros.

Les religions primitives entouraient de pompes théâtrales les sacrifices des prisonniers de guerre et autres victimes immolées à leurs dieux. La musique contribuait à l’éclat de ces fêtes barbares : mais, dans l’esprit des bourreaux ou des martyrs, son emploi répondait à des états d’âme variant avec les latitudes.

Quand les druides égorgeaient sur les dolmens les guerriers vaincus, les bardes, s’accompagnant de leur harpe, chantaient la gloire et la toute-puissance de Teutatès.

L’orchestre beaucoup plus compliqué des Aztèques, le peuple prépondérant au Mexique avant la conquête des Espagnols, jouait un rôle tout différent dans les sacrifices humains. Le grand prêtre choisissait le plus bel homme du pays qui devait ce tribut de sang, et le faisait enfermer dans une cage où il était l’objet de soins tout particuliers. On le nourrissait des mets les plus délicats, et on lui donnait d’aimables compagnes pour charmer les ennuis de cette étroite réclusion. Enfin, on lui offrait chaque jour des récréations musicales où figuraient les divers instruments de la région, sifflets, petites flûtes et tambours couverts de peau de cerf tannées, que les doigts seuls mettaient en vibration. Les prêtres s’imaginaient apparemment qu’en prodiguant à la victime toutes les délices de la vie, elle se résignerait avec joie à son sort, et que l’offrande n’en serait que plus agréable à la divinité. Cet entraînement durait souvent six mois. Au jour fixé pour l’exécution, le prisonnier, revêtu de ses plus riches habits, sortait de la cage avec son escorte de jolies femmes et de musiciens ; puis, le grand prêtre l’étendait sur la pierre des sacrifices, lui ouvrait la poitrine avec un couteau d’obsidienne et en arrachait le cœur, qu’il allait porter tout fumant aux pieds de la statue du Soleil.

Lorsque, à une époque plus rapprochée de la nôtre, les Peaux-Rouges attachaient encore au poteau fatal les prisonniers des tribus voisines, ceux-ci entonnaient leur chant de guerre, qui ne cessait qu’avec leur mort. Plus les vainqueurs s’ingéniaient à inventer de nouvelles tortures, plus les vaincus redoublaient de sarcasme et de mépris. Leur invocation lyrique au Grand-Esprit les armait de courage et de constance au milieu des plus atroces supplices.

Hier encore, les sacrifices humains étaient en honneur au Dahomey. C’était au bruit infernal des tam-tams, de tambours et de guitares informes, que les griots ou sorciers faisaient égorger de malheureux noirs jetés tout empaquetés des remparts d’Abomey. Il n’était pas de plus sûr moyen, prétendaient-ils, de conjurer les sortilèges de l’esprit malin.

Dans les civilisations d’ordre supérieur, les religions ne vouent plus à la mort que leurs ennemis personnels, c’est-à-dire les dissidents qui se prévalent de leur hérésie ou de leur schisme. Pour définir d’un seul trait le rôle joué par la musique dans le cours de ces sanglantes exécutions, rappelons qu’en Espagne et en Portugal, les autodafés ordonnés par l’Inquisition comportaient une mise en scène terrifiante, dont de lugubres harmonies augmentaient encore les épouvantements. Tambours voilés de crêpe, glas sinistre de cloches, chant funèbres des processions, rien ne manquait à cette symphonie de l’agonie lente, commencée dans les prisons du Saint-Office, et s’achevant au fond du quemadero. L’émotion grave, pénétrante, mystérieuse, qui s’en dégageait, entretenait chez les spectateurs cette terreur sacrée, but suprême d’une institution non moins politique que religieuse.

Pendant la seconde moitié du xviie siècle, ces pratiques deviennent plus rares et même disparaissent, du moins en France. Ce n’est pas que le prosélytisme religieux s’y soit ralenti. Il est toujours aussi fervent qu’il est autoritaire. Seulement, il n’envoie plus les récalcitrants au bûcher, mais au cachot. Et là, changeant une fois encore