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LE MÉNESTREL

s’était fait applaudir à Vienne, à la cour d’Autriche, pour son talent délicat de claveciniste, il s’était vu aussi accueilli à Londres avec la plus grande faveur, enfin il avait écrit pour la cour de Parme, qui était à cette époque toute française, deux opéras-comiques français, Ninette à la cour et le Peintre amoureux de son modèle, qu’il envoya ensuite à Paris et qui furent très bien reçus par le public de la Comédie-Italienne. Ce fut ce qui le décida à venir en personne et à s’établir ici, où il devint avec Philidor, avec Monsigny, avec le chanteur Laruette, l’un des fournisseurs attitrés de ce théâtre et l’un des créateurs du genre de l’opéra-comique.

Il donna successivement à la scène la Fille mal gardée, le Docteur Sangrado, la Veuve indécise, Nina et Lindor, l’Île des fous, la Bonne Fille, Mazel, la Plaideuse ou le Procès, le Retour au village, le Milicien, et, en 1765, les Deux Chasseurs, dont le succès surtout fut complet et prolongé, et qui resta au répertoire pendant près d’un demi-siècle. C’est à propos de ce petit ouvrage burlesque que les chroniqueurs du temps ont rapporté une anecdote assez plaisante : « Certain jour d’été, disaient-ils, que l’on jouait sur un théâtre d’Italie, par sympathie pour le nom de Duni, qui était Italien, l’opéra français des Deux Chasseurs, un orage épouvantable éclata tout d’un coup sur la ville. Précisément à l’instant où l’ours faisait son entrée sur la scène, un coup de tonnerre effroyable se faisait entendre, et un cri partait à la fois de tous les points de la salle, jeté par les spectatrices qui la garnissaient. Mais presque aussitôt un éclat de rire général succéda à cette manifestation d’effroi, lorsqu’on vit l’ours, fort impressionné lui-même, se lever sur ses deux pieds et faire dévotement le signe de la croix avec les signes de la plus profonde terreur. » Je rapporte cette anecdote assez originale, parce qu’un journaliste belge a eu l’idée de la rajeunir récemment et de la publier à nouveau, en l’appliquant à une représentation de l’Ours et le Pacha. Et ledit journaliste se fâchait en remarquant que plusieurs confrères lui empruntaient son récit sans le citer, et il en revendiquait avec ardeur la paternité. Il n’était en vérité qu’un père… putatif.

Les Deux Chasseursont été convenablement joués, rue Vivienne, par Mme Souzy, MM. Delbos et Duranthy. Mais le succès de la soirée a été incontestablement pour l’Irato, qui a montré avec quel soin le travail est mené dans ce gentil théâtre. Les rôles étaient ainsi distribués : Pandolphe, M. Berthon ; le docteur, M. Castelain ; Lysandre, M. Viannet ; Scapin, M. Dumas ; Isabelle, Mlle Jane-Valentin ; Nérine, Mlle Barbary. De ces six artistes, deux, MM. Viannet et Dumas, ne s’étaient jamais montrés sur la scène et paraissaient pour la première fois devant le public. Eh bien ! je déclare que l’Irato a été joué avec un ensemble parfait et chanté de la façon la plus agréable, que la représentation en a été excellente, et que la charmante musique de Méhul a eu, par ce fait, tout le succès qu’elle méritait. Il y a là un petit tour de force dont il faut féliciter le petit théâtre Vivienne, qui continue d’être digne de tous les éloges.

Des trois ouvrages inscrits sur l’affiche, c’est le plus récent, la Perruche, qui a paru peut-être le plus vieilli, en dépit de deux ou trois morceaux agréables. Mais il nous a donné l’occasion d’applaudir comme il le mérite, et très sincèrement, M. Duranthy, qui a joué et chanté d’une façon charmante le rôle de Bagnolet.

En résumé, la soirée a été excellente.

Arthur Pougin.
Odéon.Le Capitaine Fracasse[1], comédie héroïque en 5 actes et 7 tableaux, en vers, d’après le roman de Théophile Gautier, par M. É. Bergerat. — Eldorado. La Reine des Reines, opérette-bouffe en 3 actes, de M. P.-L. Flers, musique de M. Ed. Audran.

« Il est souvent périlleux et toujours malaisé de traduire à la scène un roman célèbre, et, comme disait Théophile Gautier lui-même, de « transposer » un thème d’un art dans un autre, quoique le public, dérouté et incertain de ce qu’il aime, paraisse vouloir de plus en plus favoriser ces tentatives. Néanmoins, lorsque le roman doit la majeure partie de son renom à l’éclat du style et la moindre à l’intrigue, le plus habile y regarde à deux fois, fût-il assuré de plaire, car le théâtre vit d’action, et le rôti lui est plus nécessaire que des hors-d’œuvre, d’ailleurs si délicieux soient-ils ! »

Vous êtes orfèvre, monsieur Bergerat, et voilà qui est excellement dit ; et puisque vous avez bien voulu prendre soin de l’écrire dans la préface qui précède votre comédie héroïque, cela nous épargnera la peine d’insister. Le péril paraît, quant à présent du moins, imparfaitement surmonté ; le malaise subsiste tout entier. Et ce malaise vient précisément de ce que votre « travail vous a paru inexécutable en prose ». Durant vos cinq actes, vous vous amusâtes aux rimes milliardaires et aux expressions précieuses, si et tant que, souvent, le terme devient absolument impropre et qu’il est difficile de comprendre, à l’audition plus ou moins impeccable, plutôt moins que plus, d’artistes de diction trop incertaine, qu’il est fort difficile de comprendre tout ce que vous avez souhaité dire. Le style de Théophile Gautier, nul n’en ignore, était éblouissant ; vous avez voulu surenchérir, et j’ai grand’peur que votre erreur ne l’ait rendu aveuglant. Mais, encore une fois, nous aurions mauvaise grâce à retourner le fer dans un flanc que, gendre très pieux, si galamment et si spirituellement, vous présentez à nos justes coups.

.............
Et, mesdames, que nulle au moins de vous n’accable
À cause de l’essai, le poète inpeccable
Dont le renom illustre inspira notre auteur.
Théophile Gautier reste sur la hauteur !
Un gendre vient parfois d’une fâcheuse étoile !
Le vrai coupable est là, derrière cette toile.
Lardez-le, comme avec une flamberge un rat,
Il s’appelle monsieur Émile Bergerat.

Les nouveaux directeurs de l’Odéon qui, en montant le Capitaine Fracasse refusé depuis plusieurs années un peu partout, semblent avoir voulu s’ériger en redresseurs de torts, n’ont qu’imparfaitement tenté tout ce qu’il fallait pour grandement défendre cette comédie. Mais ils en sont à leurs débuts, et il est de toute justice de leur faire quelque crédit. D’ici peu, sans doute, leur troupe, composée d’éléments terriblement disparates, avec une fâcheuse tendance au mélodrame, se sera fondue, élaguée, enrichie, et l’on reverra avec plaisir des artistes de tempérament comme Mlle Mellot, MM. Janvier, Ravet, un peu trop sace, celui-ci, de métier comme MM. Léon Noel, Coste, Albert Lambert, Cornaglia, Amaury, Montigny, Mme Barny, de charme comme Mlles Depoix et Piernold.

À l’Eldorado, il ne saurait être question de littérature ; la Reine des Reines de M. P.-L. Flers déroule ses trois actes à la va-comme-je-te-pousse. Le public du quartier y trouvera son agrément et n’aura pas au moins la préoccupation très fatigante de chercher à comprendre ce qu’on veut lui dire. Les amateurs de costumes brillants et de femmes peu couvertes n’auront pas le droit de se plaindre, non plus que ceux qui aiment les flonflons faciles, M. Audran leur ayant fait ici large mesure, quelquefois assez heureusement.

La troupe de M. Marchand, directeur fastueux, en tête de laquelle étincelle la trilogie des grandes duègnes parisiennes, j’ai nommé l’amusante Mathilde, Mmes Irma Aubrys et Fanny Génat, enlève avec bonne humeur la Reine des Reines ; on n’en saurait demander plus à tout ce petit monde de blanchisseuses, dont les héros sont représentés par MM. Théry, Régnard, Rablet, Pons-Arlès, Grandey, Maurice Lamy, Roger M. (un artiste modeste ! qui ne nous donne que son petit nom et l’initiale de son nom patronymique !!), Mmes Alice Bonheur et Paulette Darty.

Paul-Émile Chevalier.

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

(Suite.)

George Sand est venue plusieurs fois à Marseille. Elle logeait chez le docteur Cauvière. Ce médecin de province, voltairien, comme on disait alors, exempt de tout préjugé, avait une vive intelligence, une rare culture d’esprit et un remarquable talent professionnel. Les idées et les allures de l’auteur d’Indiana n’étaient point pour le choquer. Mais Cauvière avait pour servante une vieille Provençale aussi dévouée que dévote, qui ne nommait jamais George Sand sans se signer. Cette servante parlait avec terreur aux voisins de cette femme toujours habillée en homme, qui fumait comme un dragon, et, sans la crainte de son maître, elle l’aurait certainement exorcisée comme si elle avait été en face du diable en personne.

Parmi les familiers de la maison était l’avocat Lecourt, l’ami de Méry, de Barthélemy, de Gozlan, d’Autran, et surtout de Berlioz. Lecourt, à qui Berlioz a écrit plusieurs de ses plus intéressantes lettres, accourait à Paris toutes les fois que le Maître donnait une œuvre nouvelle. Il lui était fanatiquement dévoué.

Lecourt était une physionomie originale. Fils d’une actrice de talent, il avait conquis de haute lutte au barreau de Marseille une des premières places. Taillé en hercule, buvant sec, le verbe haut, le cœur grand ouvert, impitoyable aux médiocres comme aux intrigants, généreux jusqu’à la prodigalité, il avait de l’esprit à en revendre, la repartie prompte, du caractère, et, par surcroît, de rares facultés mu-

  1. En vente chez E. Fasquelle, 11, rue de Grenelle. Prix : 2 fr. 50.